Les plusieurs

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Jacques-André-Albert
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Message par Jacques-André-Albert »

JR a écrit :
Klausinski a écrit :
Marguerite de Navarre, dans l’Heptaméron, a écrit :Et la bonne femme les mena veoir l'ymaige qui estoit remuée ; qui donna occasion à plusieurs de rire, mais les plusieurs ne s'en povoient contanter, car ilz avoient bien deliberé de faire valloir ce Sepulcre et en tirer autant d'argent que du crucifix qui est sur pupiltre […]
Mon interprètation de ce texte est que "plusieurs" y prend valeur de substantif désignant le groupe des rieurs.
À mon avis, « les plusieurs » y prend exactement le sens médiéval de « la plupart » (la plupart ne s'en pouvaient contenter).
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Marco
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Message par Marco »

Jacques a écrit :Il serait intéressant que les grammairiens et l'Académie donnent un avis sur cette question qui reste dans l'ombre, mais je crois que nous devrons encore patienter avant qu'ils ne s'en aperçoivent.
C’est chose faite, je viens d’envoyer un courriel à l’Académie. Je vous ferai part de la réponse, si j’en ai une. :)
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Marco, vous avez bien fait. J’ai hâte de connaître leur réponse.
JR a écrit :
Klausinski a écrit :
Marguerite de Navarre, dans l’Heptaméron, a écrit :Et la bonne femme les mena veoir l'ymaige qui estoit remuée ; qui donna occasion à plusieurs de rire, mais les plusieurs ne s'en povoient contanter, car ilz avoient bien deliberé de faire valloir ce Sepulcre et en tirer autant d'argent que du crucifix qui est sur pupiltre […]
Mon interprètation de ce texte est que "plusieurs" y prend valeur de substantif désignant le groupe des rieurs.
Je l’identifiais comme voulant dire la plupart mais il est possible que vous ayez raison, JR. Plusieurs personnes ont ri. Les plusieurs personnes (qui ont ri).

J’apporte de l’eau au moulin, j’espère que vous ne la trouverez pas polluée. Je viens de me rendre compte que s’il est juste qu’on peut dire les plusieurs, on peut également dire ces plusieurs, mes plusieurs, etc. Et inversement, si l’on peut dire ces plusieurs, mes plusieurs, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas dire les plusieurs, ou bien quelque chose m’échappe.
Or, j’ai quelques exemples de «ces plusieurs» venant de gens recommandables.
Chez Bossuet, à plusieurs reprises : « il est bon de se souvenir que parmi ces plusieurs auteurs grecs, il faut compter tout un concile œcuménique tenu à Constantinople. »
Il est vrai qu’il s’agit à chaque fois de reprendre une expression comme « plusieurs hommes ». Mais cela peut être le cas avec « les plusieurs » : Plusieurs hommes sont venus. Les plusieurs hommes qui sont venus.
Chez Bourdaloue, un autre prédicateur célèbre du XVIIe siècle : «Pour une seule chose nécessaire vous vous en figurez plusieurs. Et pour ces plusieurs superflues vous abandonnez la seule nécessaire»
Chez Alexandre Dumas : Plusieurs millions d'hommes, reprit le roi , qui avait peine à avaler le chiffre, c'est flatteur pour la religion catholique; mais en face de ces plusieurs millions d'associés , combien y at-il donc de protestants dans mon royaume?
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
(Kafka, cité par Mauriac)
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Marco
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Message par Marco »

Merci pour vos recherches, Klausinski. Tout cela prouve que la tournure en question n’a rien de répréhensible. Nous verrons bien ce que répond l’Académie. ;)
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Jacques
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Message par Jacques »

Marco a écrit :
Jacques a écrit :Il serait intéressant que les grammairiens et l'Académie donnent un avis sur cette question qui reste dans l'ombre, mais je crois que nous devrons encore patienter avant qu'ils ne s'en aperçoivent.
C’est chose faite, je viens d’envoyer un courriel à l’Académie. Je vous ferai part de la réponse, si j’en ai une. :)
Nous l'attendons tous, merci de votre démarche.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Marco
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Message par Marco »

Après une erreur (j’avais reçu la réponse à une question de quelqu’un d’autre), voici la réponse de l’Académie.

Monsieur,
Une erreur s’est glissée dans nos courriels, nous en sommes désolés.
Voici la réponse à votre question.

Cet usage est condamné nettement par la grammaire de A. Sancier-Chateau et D. Denis. On trouve en effet, à l’article Indéfini :
Plusieurs : Toujours pluriel, plusieurs s’emploie seul devant le nom ; il ne peut se combiner avec un déterminant spécifique.
La même analyse est faite pour maint ; la forme *les maintes personnes est condamnée.
Arrivé, Gadet et Galmiche font la même analyse dans La Grammaire d’aujourd’hui.
Cependant, la forme les plusieurs, qui commence à se répandre n’est pas aberrante. Dans La Grammaire méthodique du français, Riegel, Pellat et Rioul notent que quelques comporte l’aspect évolutif de la basse fréquence. À les quelques pourrait, par un phénomène d’analogie et pour noter l’aspect évolutif de la haute fréquence, correspondre les plusieurs.
Nous déconseillons cependant cette forme qui expose ceux qui l’emploient à être sanctionnés, condamnés, repris par d’éminents grammairiens, mais nous considérons aussi qu’elle n’est ni absurde ni dénuée de logique.
Je vous félicite pour l’intérêt que vous portez à notre langue et je vous prie de croire, Monsieur, à ma parfaite considération.
Patrick Vannier
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Jacques
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Message par Jacques »

En somme, formule condamnée par les grands grammairiens, mais considérée par ce spécialiste comme recevable sous l'aspect théorique, par analogie avec d'autres emplois et compte tenu de la tendance de l'usage actuel ; il la déconseille néanmoins, par prudence, afin de ne pas se voir sanctionner par des gens rigoureux, non ouverts à cette licence.
On est donc sur le fil du rasoir.
C'est pour des motifs du même ordre que je me sens souvent obligé de me justifier en faisant référence aux rectifications orthographiques, quand je les applique, pour ne pas me faire accuser d'avoir commis des fautes par des gens qui les ignorent, ce qui d'ailleurs m'est déjà arrivé.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
embatérienne

Message par embatérienne »

Klausinski a écrit :Ainsi, tout s’explique, ou s’expliquerait… car le Monde a toujours des correcteurs, et ils tiennent même un blog dans lequel ils répertorient les erreurs vénielles, les fautes entêtées ou les petites saugrenuités langagières du quotidien.
Le blogue auquel vous faites allusion est celui des correcteurs de la version électronique du Monde. Ce ne sont pas les correcteurs de la version papier du journal.
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Révérence parler, l'Académie m'épate ! La réponse est très intéressante et bien argumentée. Merci Marco de nous l'avoir communiquée.

Comme vous Jacques, j'ai souvent le sentiment de devoir me justifier lorsque j'emploie une forme correcte mais inhabituelle. Il serait peut-être intéressant de faire la liste des usages corrects que la plupart des gens considèrent à l'oreille comme douteux : prononcer "à mon grand dam" [amõgrãdã] (à mon grand dent), ou "jungle", "jongle", employer le conditionnel après "après que", employer le verbe ouïr ou le verbe faillir à la véritable première personne du présent, etc.
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
(Kafka, cité par Mauriac)
embatérienne

Message par embatérienne »

Si la formule "les plusieurs + nom" se répand de nos jours, c'est peut-être sous l'influence de l'anglais, par le biais de traductions de "the several + noun" qui ne souffre aucune espèce de contestation outre-Manche.

Cela étant observé, la formule était quand même loin d'être inconnue de la langue soutenue, déjà, par exemple, au XIXe siècle.
D'un bulletin de l'Académie des Sciences :
Dans l'objection actuelle, ce savant me reproche avec amertume les plusieurs heures dont il a eu besoin pour retrouver la citation empruntée à Cicéron.
http://books.google.fr/books?id=rHgbAAA ... 22&f=false
D'une grammaire française :
A moins pourtant qu'on soit pertinemment certain que les plusieurs noms dont il s'agit se rattachent à une même province, ou à une même ville, etc.
http://books.google.fr/books?id=mn0GAAA ... 22&f=false
D'un bulletin de l'Académie de Médecine :
Il eût dû nous dire aussi quelle quantité d'iode a été prise par ses malades pendant les plusieurs semaines qu'il les a traités.
http://books.google.fr/books?id=kkYBAAA ... 22&f=false
D'une encyclopédie théologique :
Une déclaration de François II, en 1560, constate que malgré les plusieurs bonnes ordonnances du roi François, son aïeul, [...]
http://books.google.fr/books?id=q4zNAAA ... 22&f=false
D'un traité de droit :
Que l'obligation divisible par sa nature, soit divisée de plein droit entre les plusieurs créanciers et entre les plusieurs débiteurs de la même manière que pareille obligation se divise toujours entre plusieurs héritiers d'un créancier ou d'un débiteur [...]
http://books.google.fr/books?id=43E8AAA ... 22&f=false
Et même un petit tour au XVIIIe siècle dans la Grande Encyclopédie :
Tout ceci ne s'accorde-t-il pas avec les plusieurs mois, les mille lieues à faire du coté de l'ouest [...]
http://books.google.fr/books?id=JlQ_AAA ... 22&f=false

Il me semble que sur certains de ces exemples, on voit assez bien la nuance de sens qu'introduit "plusieurs", même si "les" indique déjà le pluriel.

J'avoue que cette formule, que j'ai rencontrée si souvent sous des plumes sûres, à défaut d'être des plumes célèbres, ne me choque nullement, mais je comprends bien que ceux qui ne la connaissaient pas puissent en être un peu surpris, dans un premier temps.

Une dernière remarque : la formule ne me paraît pas du tout être dans la continuité de "les plusieurs" au sens de "la plupart", mais être une formation indépendante.
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Jacques
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Message par Jacques »

C'est ce qui ressortait de nos réflexions : même formule, mais avec un sens différent de celui qu'elle avait à l'origine.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Jacques
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Message par Jacques »

Klausinski a écrit : Comme vous Jacques, j'ai souvent le sentiment de devoir me justifier lorsque j'emploie une forme correcte mais inhabituelle. Il serait peut-être intéressant de faire la liste des usages corrects que la plupart des gens considèrent à l'oreille comme douteux : prononcer "à mon grand dam" [amõgrãdã] (à mon grand dent), ou "jungle", "jongle", employer le conditionnel après "après que", employer le verbe ouïr ou le verbe faillir à la véritable première personne du présent, etc.
Voilà une bonne idée. Tout banalement, quand dans mes articles j'écris évènement ou ambigüe, je mets un renvoi de bas de page en signalant : « Nouvelle orthographe recommandée par l'Académie » car, non seulement j'ai reçu des protestations empreintes de persiflage, mais je me justifie à titre préventif envers les lecteurs qui ne se manifesteront pas mais penseront qu'il y a un os.
Je lance l'affaire avec fuchsia, qui m'a valu d'être regardé de travers par une gérante de jardinerie parce que j'avais dit fuksia, laquelle m'a repris avec un : « A! vous voulez dire un fuchia ».
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Perkele
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Message par Perkele »

Tiens ! Au secrétariat de l'Académie aussi les erreurs, les coquines, se glissent sans que ce soit la faute de personne.
Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
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Jacques
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Message par Jacques »

Perkele a écrit :Tiens ! Au secrétariat de l'Académie aussi les erreurs, les coquines, se glissent sans que ce soit la faute de personne.
Mais c'est la faute de quelqu'un : Murphy !
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Jacques a écrit :Je lance l'affaire avec fuchsia, qui m'a valu d'être regardé de travers par une gérante de jardinerie parce que j'avais dit fuksia, laquelle m'a repris avec un : « A! vous voulez dire un fuchia ».
Vous m'apprenez quelque chose. Je ne connaissais pour ma part que la prononciation courante « fuchia » admise par le Petit Robert mais non par la majorité des autres dictionnaires (ce qu’indique le TLFi).

Dans la série, il y a aussi le subjonctif employé dans une proposition introduite par « que » reprenant la conjonction « si », comme dans une chanson de Trenet : Si vous avez soif la nuit et qu’il n’y ait pas d’eau.
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
(Kafka, cité par Mauriac)
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