Incapable et encore moins...

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Klausinski
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Incapable et encore moins...

Message par Klausinski »

On dit couramment : il ne sait pas faire telle chose, et encore moins telle autre. On rencontre parfois une tournure un peu différente : il est incapable de faire telle chose, et encore moins telle autre.
Si dans la première phrase, on comprend que le sujet sait encore moins faire telle chose, ne devrait-on pas logiquement comprendre, dans la seconde phrase, que le sujet est encore moins incapable de faire telle autre chose ? En effet, dans la deuxième phrase, on ne peut pas isoler un sens positif (celui du verbe) susceptible d'être modifié par « encore moins ».
En somme, ma question est la suivante. Est-il d'après vous correct de dire : Il est incapable de boire, et encore moins de manger ?
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
(Kafka, cité par Mauriac)
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Il me semble que la seule alternative grammaticale est :
Il n'est pas capable de boire, et encore moins de manger.
Il est incapable de boire, et encore plus de manger.

Mais on comprend bien que par un raccourci de la pensée, "il n'est pas capable de" se transforme aisément en son synonyme "il est incapable de". Synonyme certes, mais construction grammaticale différente, en principe.
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Merci de votre réponse. Vous confirmez mon sentiment. En poursuivant mes recherches, je viens de trouver, chez Voltaire, une phrase qui pourrait illustrer la tournure correcte : « je me sentais incapable de vous amuser, et encore plus de vous consoler ».
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
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Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Heureusement que le grand nom de Voltaire est là pour peser de tout son poids sur un plateau de la balance, l'autre plateau étant quand même lourdement chargé par de multiples exemples aussi anciens (mais pas aussi prestigieux) de la solution contraire. Par exemple :
« C’est un prince lâche, sans caractère, vivant dans la débauche la plus honteuse, et incapable de conserver la couronne, et encore moins de la conquérir. »
La Décade philosophique, littéraire et politique, an 4
Au fond, j'ai quand même l'impression que les deux se disent.
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Oui, Voltaire nous sauve ici ! Dans la dernière phrase que vous citez, je suis davantage frappé par la répétition de « et » que par le « encore moins ». Les gros ouvrages publiés par telles ou telles sociétés de ceci ou de cela regorgent de maladresses ou de tournures condamnées par l'Académie.
Certains exemples que l'on peut trouver grâce à Google Livres me laissent en suspens. Ainsi, chez Désiré Nisard, le célèbre* traducteur : « L'armée (...) n'avait que du mépris pour son lieutenant (…), incapable de contenir des soldats même tranquilles, et encore moins dans leurs emportements ». J'envisagerais mal « et encore plus », ici, mais je ne parviens pas à m'expliquer pourquoi.

* Célèbre pour goût classique au milieu du XIXe siècle et pour son mépris à l'égard de Baudelaire.
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
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Perkele
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Message par Perkele »

Vous me faites penser à "Tu n'es pas bon à rien, tu es mauvais à tout", réplique que Pagnol a mis dans la bouche de Charpin dans Le Shpounz.

Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Klausinski a écrit : « L'armée (...) n'avait que du mépris pour son lieutenant (…), incapable de contenir des soldats même tranquilles, et encore moins dans leurs emportements ». J'envisagerais mal « et encore plus », ici, mais je ne parviens pas à m'expliquer pourquoi.
Je n'ai pas de réponse non plus, mais je note que la structure de cette phrase est un peu différente.
Celle dont nous discutions d'abord est de type :
incapable de VERBE1 (+COMPL.) et encore moins (plus) de VERBE 2 (+COMPL).
Celle de Nisard et :
incapable de VERBE + COMPLEMENT + QUALIF.1 et encore moins QUALIF.2
Je ne sais pas si cela a une importance ou non.
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Qu'on me permette de m'inscrire en faux : incapable a pour moi une valeur absolue : je ne vois pas comment on pourrait être plus incapable de manger qu'on l'est de boire. Pour rappeler toutefois que la nourriture solide est d'habitude plus difficile à ingurgiter que la boisson, je dirais donc : Il est incapable de boire, et donc aussi (ou : , et évidemment aussi) de manger.
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Vous avez parfaitement raison, en bonne logique. Je crois toutefois que nous sommes en présence d'une formule stylistique qui fait fi de la raison élémentaire, de même qu'il n'est pas très logique qu'on puisse, semble-t-il, dire indifféremment "et encore plus" ou "et encore moins" en voulant signifier la même chose !

Du reste, les écrivains ne se sont pas privés d'utiliser cette formule :

Mais comme je suis assuré que mon frère n'est pas capable de concevoir le dessein d'un attentat si exécrable, et encore moins de l'exécuter, j'ai aussi une ferme persuasion, qu'ayant plu à Dieu de me délivrer comme par miracle des mains de ces quatre assassins, il ne permettra pas aussi que l'innocence soit opprimée par la fourberie et la calomnie
Eugène Sue

[...] voyant que Caloman[...] n'était qu'un jeune enfant, et avait à peine atteint l'âge de douze ans; qu'il n'était pas capable de gouvernement, et encore moins de soutenir le faix de la guerre;
Du Cange

et enfin le directeur, qui n’était pas capable de conduire, et encore moins de ressusciter l’établissement, vient de mourir après y avoir perdu, lui-même, une somme assez considérable.
Augustin Renouard

Je crois que l'exposé qui précède justifie ce que j'ai dit de la faiblesse de Louis XVI , et que le simple récit des faits démontre déjà qu'il n'était malheureusement pas capable de diriger, et encore moins de maîtriser, les événemens.
Lazare Carnot et autre membres de l'Institut

En fait, la langue admet que, contrairement à une logique binaire oui-non, il y a des degrés même dans la capacité ou l'incapacité à faire quelque chose. Si l'on dit : Je ne serais pas capable de faire de mal à une mouche, et encore moins d'égorger un agneau, c'est qu'on reconnaît que, mis devant la cruelle nécessité de choisir entre deux actions qu'on ne se sent pas capable de faire spontanément, il faudra bien se résoudre à en préférer une à l'autre, à choisir la "moins pire" comme on aime à dire aujourd'hui.


Incidemment, j'ai pêché dans un recueil de correspondance de Fénelon, dans une lettre rédigée par le Duc de Chevreuse en 1695, cette phrase proche de la seconde formule relevée par Klausinski :
Je sais assez que vous êtes incapable d'avoir avancé aucune fausseté , et encore moins de celles qui préjudicient à autrui.
Dernière modification par Leclerc92 le mar. 04 août 2015, 10:05, modifié 1 fois.
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Je savais bien hier soir que de nombreux écrivains ne partageaient pas mon avis !
« Incapable » est souvent ressenti inconsciemment comme valant « ne... pas capable » : mais cette dernière tournure, s'il faut vraiment la faire suivre d'une gradation (j'y reste opposé), ne peut amener pour moi que « et encore moins », tandis qu'après « incapable », en accord (contraint) avec Voltaire (!), je n'imagine que « et encore plus », n'en déplaise au duc de Chevreuse !
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Continuerez-vous de suivre Voltaire quand il écrit :
Je vous regarderais comme l'homme du monde le plus barbare et le plus incapable d'humanité, si je ne savais que vous êtes le plus faible.
Ce prince passait pour être beaucoup plus incapable de gouverner que le roi de France Henri III.
:wink:
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Non, et même si je devais paraître furieusement orgueilleux !
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Manni-Gédéon
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Message par Manni-Gédéon »

André (G., R.) a écrit :Qu'on me permette de m'inscrire en faux : incapable a pour moi une valeur absolue : je ne vois pas comment on pourrait être plus incapable de manger qu'on l'est de boire. Pour rappeler toutefois que la nourriture solide est d'habitude plus difficile à ingurgiter que la boisson, je dirais donc : Il est incapable de boire, et donc aussi (ou : , et évidemment aussi) de manger.
Dans le dictionnaire de l'Académie française, j'ai trouvé :
2. Qui n'a pas la capacité, le talent, l'aptitude nécessaires pour certaines choses. Il est tout à fait incapable d'exercer cette fonction.
ce qui remet en question la valeur absolue d'incapable.

À mes yeux, il est clair que dans l'expression il est incapable de faire telle chose, et encore moins telle autre, incapable devrait être remplacé par pas capable.
L'erreur ne devient pas vérité parce qu'elle se propage et se multiplie ; la vérité ne devient pas erreur parce que nul ne la voit.
Gandhi, La Jeune Inde
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Message par André (G., R.) »

Je ne sais pas bien si la locution adverbiale « tout à fait » est un élément de relativisation. Si tel était le cas, il faudrait accepter « un peu incapable de manger », « moyennement incapable d'écrire », « très incapable d'escalader la muraille »... Je ne puis m'y résoudre : si l'on peut escalader la muraille, on n'est pas incapable de le faire ; si l'on ne peut manger, on en est incapable.
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Leclerc92 a écrit :En fait, la langue admet que, contrairement à une logique binaire oui-non, il y a des degrés même dans la capacité ou l'incapacité à faire quelque chose. Si l'on dit : Je ne serais pas capable de faire de mal à une mouche, et encore moins d'égorger un agneau, c'est qu'on reconnaît que, mis devant la cruelle nécessité de choisir entre deux actions qu'on ne se sent pas capable de faire spontanément, il faudra bien se résoudre à en préférer une à l'autre, à choisir la "moins pire" comme on aime à dire aujourd'hui.
Je peine à vous suivre : il ne me semble pas que votre phrase en italiques signifie que l'on imagine devoir choisir entre le mal fait à une mouche et l'égorgement d'un agneau. On y considère deux actions désagréables hypothétiques que l'on compare l'une à l'autre et l'on se dit que la seconde serait encore plus pénible que la première (la relativisation de « désagréable » et « pénible » ne me gêne pas).
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