Incapable et encore moins...

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Klausinski
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Message par Klausinski »

J'admets pour ma part qu'il puisse y avoir des degrés dans l'incapacité. Les grands auteurs ne se privent pas des « le plus incapable », « fort/très incapable », « si incapable ».
« Ce Frangipany se trouva si incapable de supporter la mort en public, qu'il le fallut traîner au supplice, et le tenir à quatre ; voilà justement tout comme je ferais » (Marquise de Sévigné).
Ce qu'il me semble observer, cependant, c'est que la gradation s'emploie surtout quand l'incapacité concerne un sentiment, une attitude morale, une incapacité intérieure en somme, et moins quand il s'agit d'une incapacité physique. Pour reprendre mon premier exemple de l'homme qui est encore plus incapable de manger que de boire, l'idée est moins choquante si on se dit que l'homme est incapable de boire non à cause d'un trouble physique, mais à cause d'un sentiment, un deuil, par exemple.
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
(Kafka, cité par Mauriac)
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Klausinski a écrit :Ce qu'il me semble observer, cependant, c'est que la gradation s'emploie surtout quand l'incapacité concerne un sentiment, une attitude morale, une incapacité intérieure en somme, et moins quand il s'agit d'une incapacité physique. Pour reprendre mon premier exemple de l'homme qui est encore plus incapable de manger que de boire, l'idée est moins choquante si on se dit que l'homme est incapable de boire non à cause d'un trouble physique, mais à cause d'un sentiment, un deuil, par exemple.
C'est ce que j'ai constaté également.
La langue française, plus que d'autres, me semble-t-il, tend à oublier la valeur absolue de certains mots. Je crois que sur FNBL nous devons dénoncer « trop top », « satisfait à 200 pour cent », « absolument parfait », « moins impeccable » et beaucoup d'autres tournures du même acabit.
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

André (G., R.) a écrit :Je ne sais pas bien si la locution adverbiale « tout à fait » est un élément de relativisation. Si tel était le cas, il faudrait accepter « un peu incapable de manger », « moyennement incapable d'écrire », « très incapable d'escalader la muraille »... Je ne puis m'y résoudre : si l'on peut escalader la muraille, on n'est pas incapable de le faire ; si l'on ne peut manger, on en est incapable.
Je crois qu'on cherche aujourd'hui, probablement avec raison, à appliquer beaucoup de logique à la langue qui n'en demandait peut-être pas tant. Nos grands écrivains étaient plus poètes, mais probablement moins exacts. Voici par exemple Racine :
Je me sens très-incapable d'une jalousie qui m'engageroit à rabaisser injustement les Ouvrages de nos Voisins, & je suis très-éloigné d'un esprit de vengeance qui me porteroit à mal parler de leurs Poetes, parce que quelques-uns de leurs Ecrivains ont très-mal parlé des nôtres.
ou Voltaire (encore !) :
Je suis très incapable de songer à une tragédie; il faut la liberté d'esprit, et ce dernier coup m'étourdit.
Un homme de condition l'avait lu dans la séance publique d'une académie comme s'il en était l'auteur, il en reçut les complimens, et s'en vanta à moi dans sa lettre, et pour comble il a été avéré qu'il n'avait d'autre part à l'ouvrage que celle de l'avoir acheté, et qu'il était très-incapable de l'écrire.
Ne l'ayant pu connaître dans le tems de ses malheurs et des faiblesses qu'on lui objectait (faiblesses dont je le crus très incapable ), je fus intimement lié avec lui dans le tems de sa vie heureuse , c'est-à-dire ignorée , retirée , occupée , frugale , austère.
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

André (G., R.) a écrit :
Leclerc92 a écrit :En fait, la langue admet que, contrairement à une logique binaire oui-non, il y a des degrés même dans la capacité ou l'incapacité à faire quelque chose. Si l'on dit : Je ne serais pas capable de faire de mal à une mouche, et encore moins d'égorger un agneau, c'est qu'on reconnaît que, mis devant la cruelle nécessité de choisir entre deux actions qu'on ne se sent pas capable de faire spontanément, il faudra bien se résoudre à en préférer une à l'autre, à choisir la "moins pire" comme on aime à dire aujourd'hui.
Je peine à vous suivre : il ne me semble pas que votre phrase en italiques signifie que l'on imagine devoir choisir entre le mal fait à une mouche et l'égorgement d'un agneau. On y considère deux actions désagréables hypothétiques que l'on compare l'une à l'autre et l'on se dit que la seconde serait encore plus pénible que la première (la relativisation de « désagréable » et « pénible » ne me gêne pas).
Comparaison n'est pas raison, mais dans mon esprit, la phrase illustrait bien que je me sens incapable de faire du mal à une mouche et encore plus incapable d'égorger un agneau. Mais au fond, vous avez bien sûr raison, cela revient à dire que la seconde action me serait plus pénible que la première.
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Ayant regretté ci-dessus, l'an dernier, que la langue française tende à oublier la valeur absolue de certains mots, je me dois de citer sur ce fil une phrase trouvée aujourd'hui dans mon journal : Ce n'est guère suffisant pour les habitants (Il s'agit de ce que gagnent certains Mexicains à fabriquer des ballons de football). Peut-être ces gens préféreraient-ils un salaire assez suffisant ? Je présume même qu'ils n'auraient rien contre des revenus trop suffisants !
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Eh bien, ça, alors, vous me surprenez, André !
Ce "guère suffisant" me paraît si commun que je ne soupçonnais pas qu'il ne fût pas correct.
Par exemple, dans ces livres du XIXe siècle, un siècle où l'on savait encore un peu écrire, on le trouve souvent :
https://www.google.fr/search?q=%22gu%C3 ... 99&tbm=bks
Même chose, évidemment, au XXe siècle, y compris dans la bouche de l'académicien Pierre Benoît, en réponse au discours de M. André François-Poncet :
Voilà qui n’est guère suffisant pour me permettre d’aborder efficacement un sujet dont l’essentiel, à l’heure actuelle, vient d’être traité par vous [...]
http://www.academie-francaise.fr/repons ... ois-poncet
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Nous nous étonnons mutuellement ! Et c'est ainsi que vit FNBL !
Que pensez-vous de un peu suffisant, plus suffisant, moins suffisant et surtout de assez suffisant, que j'ai mentionné tout à l'heure ? Il me semble que si nous acceptons guère suffisant, nous ne pouvons refuser toutes les autres manières de relativiser le sens de l'adjectif.
Je crois que l'exemple suivant le montre bien : si je souhaite acheter un vêtement avec de l'argent liquide et qu'il vaut cent euros, la somme dont je dispose est suffisante, que j'aie précisément cent euros en poche, ou deux-cents, ou trois-cents ; à l'inverse, que je dispose de quatre-vingt-dix-neuf euros ou de deux euros, ce n'est de toute manière pas suffisant.
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Bien évidemment ces considérations ne valent pas pour suffisant dans le sens prétentieux.
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Astragal
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Message par Astragal »

Personnellement, je trouve un peu suffisant, un peu étrange. Je préfère un peu insuffisant.
Je ne sais pas si peu suffisant serait correct, en tout cas, j'hésiterais à l'utiliser.

Il me semble qu'on pourrait dire ce n'est plus suffisant, dans le sens de c'est devenu insuffisant.

Moins suffisant me choque également. J'aurais bien des difficultés pour le placer dans une phrase.
C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort. (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac)
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Dans Ce n'est plus suffisant, il ne s'agit plus de la relativisation du sens de l'adjectif.
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

André (G., R.) a écrit :Que pensez-vous de un peu suffisant, plus suffisant, moins suffisant et surtout de assez suffisant, que j'ai mentionné tout à l'heure ? Il me semble que si nous acceptons guère suffisant, nous ne pouvons refuser toutes les autres manières de relativiser le sens de l'adjectif.
Je ne le crois pas ; les choses ne sont pas liées ainsi par un effet mécanique. D'autres considérations entrent en jeu.
D'une part, "suffisant" est un adjectif qui n'est pas si absolu que ça. La combinaison "très suffisant" est particulièrement commune. On la trouve citée dans le TLF sous la plume d'Anatole France qu'on présentait, dans ma jeunesse, comme le maître absolu de la bonne langue : « C'était une de ces farces dans le genre de Pathelin (...) Rabelais (...) nous en donne un résumé très suffisant pour en connaître l'action. »
D'autre part, je crois que le sens de "guère" s'est particulièrement affaibli dans la négation "ne... guère". Il me semble que pour beaucoup, ce n'est qu'une formule un peu plus savante de "ne... pas". Du coup, la formule est parfois employée même avec des adjectifs absolus. Ainsi, André Castelot écrit : « L'horizon est fermé par les Trois Flèches. L'emplacement choisi n'est guère excellent : un petit bois empêche l'Empereur de voir la Grande Redoute... ».
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Qu'on me permette une remarque au-dessus du présent sujet : on trouve tout chez les écrivains, y compris chez les meilleurs. Heureusement la notoriété des hommes de lettres est tout de même souvent en rapport direct avec la qualité de leur langue.
Soit ne... guère est synonyme de ne... pas, soit il a un sens différent. Dans l'hypothèse de la synonymie (que je ne trouve attestée nulle part dans les dictionnaires dont je dispose), la question se poserait de savoir pourquoi conserver cette négation. Si ne... guère continue de signifier pas beaucoup, peu, il relativise, qu'on le veuille ou non, le sens de l'adjectif sur lequel il porte éventuellement.
Donc : « L'emplacement choisi n'est guère excellent » aura beau se lire sous la plume de gens comme André CASTELOT, je ne reprendrai pas à mon compte « guère excellent », ces deux mots s'excluant mutuellement selon moi.
Je ne peux que le répéter : accepter guère suffisant ouvre la porte à peu suffisant, trop suffisant, moins suffisant, plus suffisant, assez suffisant, voire suffisamment (et insuffisamment) suffisant !
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

J'entends à l'instant à la radio une mère d'élève parler des cours, pas très passionnants, auxquels assiste sa fille.
Leclerc92
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Message par Leclerc92 »

Oui, ça me semble correct, ou je n'y comprends plus rien. C'est une litote courante.

Cela permet d'ailleurs de revenir sur "ne... guère", dont le TLF donne ici un éclaircissement :
2. [Dans un syntagme verbal attributif, guère modifie l'adj. qu'il précède] Synon. ne... pas très.Ce n'est guère possible. Ce pauvre ami vient de perdre sa belle-mère. Toute la maison est noire. Cependant j'ai tâché d'égayer ces dames, moi qui ne suis guère gai (Hugo, Corresp.,1825, p. 409).Les cochers ne quittent pas leur siège où ils ne sont guère accessibles (Balzac, Splend. et mis.,1844, p. 215).J'ai malheureusement trop de rhumatismes; il ne m'est guère aisé de me déplacer (Druon, Gdes fam., t. 2, 1948, p. 149) :
5. Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnât son homme? Chaval n'était guère gentil, bien sûr; même il la battait, des fois. Mais c'était son homme, celui qui l'avait eue le premier... Zola, Germinal,1885, p. 1420.
On voit bien que dans ces sens-là, le sens de la négation "ne... guère" est fort proche de la négation simple "ne... pas".
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

La litote réside dans la présence de pas devant très passionnants. Mais très devant passionnants me gêne à nouveau. On aurait aussi une litote, mais pas de relativisation abusive, dans la formulation pas très intéressants.
Pensez-vous vraiment que Les cochers ne quittent pas leur siège où ils ne sont guère accessibles veuille dire la même chose que Les cochers ne quittent pas leur siège où ils ne sont pas accessibles ? Et que les explications du TLF (Synon. ne... pas très) aillent dans ce sens ?
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