Le dictionnaire : entre Règle et Usage

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Marco
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Le dictionnaire : entre Règle et Usage

Message par Marco »

Je me suis déjà exprimé sur ce sujet dans notre forum italien à plusieurs reprises, et je désire exposer mon point de vue ici également, car c’est une affaire qui me tient à coeur.

Un dictionnaire qui accueille tout et n’importe quoi n’est pas un bon dictionnaire ; celui qui fait preuve de purisme et exclut toutes les nouveautés non plus. Un bon dictionnaire est un ouvrage qui guide ses usagers vers un emploi conscient de la langue dans toutes ses implications linguistiques (registre, etc.) et sociales. Mais comment distinguer le bon grain de l’ivraie ? À mon avis, les critères pourraient être (ce sont les miens) les suivants :

1. Les mots qui existent déjà depuis longtemps et qui s’emploient dans un sens différent des sens présents dans le dictionnaire ne devraient être condamnés que s’ils sont réellement superflus ; dans le cas contraire, lorsqu’ils permettent à la langue de s’enrichir de possibilités d’expression, ils devraient être considérés comme féconds (voir signalement, dans le sens de « action de signaler ou chose signalée »).
2. Lorsqu’un mot entre dans l’usage, qu’il est bien formé (c’est-à-dire en harmonie avec la morphologie du français) et qu’il peut remplacer un xénisme inutile, il devrait être préféré à celui-ci (voir hameçonnage au lieu de phishing).
3. Si un mot étranger sans équivalent français devient d’usage courant, et s’il n’est pas trop en contraste avec la phonétique de la langue, il peut être accepté (c’est le cas de week-end, par exemple).

Mais j’aimerais insister sur un point : l’extension sémantique par métaphore, par métonymie, par tout ce qui fait fonctionner l’esprit humain. Quelques-uns d’entre vous condamnent le mot problème employé dans un sens autre que celui qu’on lui connaît en mathématiques, par exemple. Là, je trouve que cela n’est pas justifié : en latin déjà on l’utilisait dans le sens plus large d’« énigme, question » ; le glissement sémantique est naturel et il ne me paraît pas critiquable (il suffirait que l’Académie l’insérât dans son dictionnaire pour que tout le monde l’acceptât). En revanche, ce qui est sans aucun doute critiquable, c’est l’abus au sens d’usage continu, monotone, pauvre : dire « problème » tout le temps sans savoir utiliser d’autres termes.

J’ai l’impression que je m’égare… Ainsi, je préfère m’arrêter là, certain que vous contribuerez à l’approfondissement de cette réflexion, en vous citant un court extrait de Giacomo Leopardi, l’un des plus grands penseurs modernes (et poète sublime !) [dans ma traduction improvisée, ma foi...]. Il se réfère à la langue italienne, mais le discours vaut pour toutes les langues.
La langue italienne a une infinité de mots mais surtout d’expressions que personne n’a encore employés. Elle se reproduit de façon illimitée en ses parties. Elle est comme toute recouverte de bourgeons, et par sa propre nature, elle est prête à produire de nouvelles manières de dire. Tous les classiques ou bons écrivains ont continuellement créé de nouvelles expressions. Le dictionnaire n’en contient qu’une part infime : et en vérité le langage d’un seul d’eux… constituerait en soi un dictionnaire. C’est pourquoi un dictionnaire qui comprendrait toutes les manières de dire… employées par les classiques italiens, … serait impossible. D’autant plus un dictionnaire qui comprendrait tous les autres mots ou expressions également bons qui ont été utilisés, ou que l’on peut utiliser à l’infini !... Déduisez de cela l’ignorance de ceux qui condamnent ce qu’ils ne trouvent pas dans le Dictionnaire.
Pour bien comprendre les paroles de Leopardi, il faut savoir que c’était un innovateur (de goût classique mais ouvert aux possibilités de la langue), que les puristes de la Crusca, qui restaient fidèles principalement à la langue du XIVème siècle (celle de Pétrarque et de Boccace surtout), critiquaient… Aujourd’hui, c’est un monument de la littérature et c’est lui que l’on cite comme modèle de bon usage de la langue ! :)
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Jacques
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Message par Jacques »

Je mûrirai ce que vous nous proposez. Je voudrais néanmoins tout de suite répondre sur le mot problème. Quand il est utilisé, comme vous le signalez, dans le sens général d'énigme ou de question, voire de mystère, il est parfaitement recevable, car il ne s'éloigne pas de sa signification d'origine. C'est à peine une extension de sens. Mais lorsqu'il remplace les mots ennui, difficulté, obstacle, il sort de l'usage logique pour s'égarer dans la voie de l'impropriété. On ne devrait pas parler de problèmes d'argent, de problèmes de santé, de problèmes de société, de problèmes de gestion... Ce sont des abus. L'Académie donne cette définition dans la huitième édition de son dictionnaire :
Question scientifique à résoudre. Problème de géométrie. Problème d'algèbre. Proposer un problème. Résoudre un problème. La solution d'un problème. Un problème insoluble, difficile à résoudre.
Il se dit, dans le langage courant, d'une Question difficile à résoudre. Problème historique. Problème de morale, de métaphysique. Ce fait est encore un problème. Cette question est un vrai problème, un véritable problème.
Il se dit encore, en général, de Tout ce qui est difficile à concevoir. L'homme est pour lui-même un grand problème.
Cet homme est un problème, sa conduite est un vrai problème se dit d'un Homme dont il est difficile de définir le caractère ou d'expliquer la conduite. On dit de même d'une Affaire embrouillée : Cette affaire est un vrai problème.


Après les définitions scientifiques, Littré ajoute : Tout ce qui est difficile à expliquer, à concevoir.

Nous restons toujours dans les limites de la situation compliquée et dont il est difficile de venir à bout. Mais on ne peut pas dire qu'on a des problèmes d'audition si on est à moitié sourd, ou des problèmes de moteur si sa voiture fonctionne mal.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Claude
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Message par Claude »

La devise de DLF rejoint un peu le dictionnaire tel que vous l'envisagez : Ni purisme, ni laxisme.
Je suis donc réhabilité avec mes problèmes que je saurai utiliser avec modération :lol:.
Votre dictionnaire idéal que j'approuve pleinement peut-il se réaliser un jour compte-tenu des intérêts commerciaux souvent dénigrés par Jacques ? Mais c'est une autre histoire :( .
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Jacques
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Message par Jacques »

claude a écrit :La devise de DLF rejoint un peu le dictionnaire tel que vous l'envisagez : Ni purisme, ni laxisme.
Je suis donc réhabilité avec mes problèmes que je saurai utiliser avec modération :lol:.
Votre dictionnaire idéal que j'approuve pleinement peut-il se réaliser un jour compte-tenu des intérêts commerciaux souvent dénigrés par Jacques ? Mais c'est une autre histoire :( .
C'est vrai Claude, et bizarrement certains adhérents s'interrogent sur notre maxime, qui pourtant paraît assez claire.
Si nous voulons un « dictionnaire idéal », nous devrons peut-être le concevoir nous -mêmes ?
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Claude
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Message par Claude »

jac a écrit :Si nous voulons un « dictionnaire idéal », nous devrons peut-être le concevoir nous -mêmes ?
Bon, alors je commence :
Dictionnaire idéal, 1ère édition juillet 2006.
A : Première lettre et première voyelle de l'alphabet. :lol:
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Jacques
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Message par Jacques »

C'est un bon début, mais il reste beaucoup à faire.
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Perkele
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Re: Le dictionnaire : entre Règle et Usage

Message par Perkele »

Marco a écrit :1. Les mots qui existent déjà depuis longtemps et qui s’emploient dans un sens différent des sens présents dans le dictionnaire ne devraient être condamnés que s’ils sont réellement superflus ; dans le cas contraire, lorsqu’ils permettent à la langue de s’enrichir de possibilités d’expression, ils devraient être considérés comme féconds (voir signalement, dans le sens de « action de signaler ou chose signalée »).
Je suis d'accord avec vous, Marco, pour trouver une juste position entre le purisme et le laxisme. Pour ce faire, j'aimerais vous soumettre un complément à votre point n° 1.

a) Les sens "populaires" de mots ne sauraient être acceptés s'ils nuisent à la compréhension de l'étymologie d'une famille. Par exemple "conséquent" ne saurait s'utiliser dans le sens "important" car toute sa famille tourne autour du sens de "enchaînement logique" :
- des actes inconséquents qui conduisent à la ruine
- en conséquence vous retiendrez que...
- il agit conséquemment à ses promesses

b) Les sens figurés ne sauraient détrôner les sens propres toujours employés, même par peu de locuteurs. Les botanistes parlent, par exemple, des feuilles glauques du chou ou de la rue et il est important qu'un dictionnaire informe ses lecteurs que c'est bel et bien le sens propre de ce mot.
Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
Invité

Message par Invité »

C'est vrai que commencer, c'est très excitant!
Bien que ce ne soit jamais très facile.

Il y a des commencements célèbres, qui ont fait date, le fameux béreshit: "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre...", ça paraît tout simple comme ça mais il fallait y penser.
Au moins en ce qui nous concerne avec l'alphabet du dictionnaire idéal on sait où on met les pieds, direct dans l'A si je puis dire.

En fait on s'aperçoit, en dépit de Claude qui a bien placé la borne du départ, claire et bien datée, qu'on n'évite pas l'obstacle du début, sur quoi on tombe en effet?
Sur le A privatif grec. (normal/anormal). Bon alors il faut commencer par définir ce qu'est une négation, voire le vide, le rien, le barré.
Renseignons-nous.
Que dit Giorgio Agamden, ça tombe bien, il est italien et son nom commence par A:
L'oeuvre absente, bien qu'on ne puisse la situer exactement dans une chronologie (c'est le cas de notre dictionnaire idéal) constitue ainsi les oeuvres écrites en prolegomena ou en paralipomena d'un texte inexistant.
Je suggére qu'on commence par là.
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Marco
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Message par Marco »

Merci à tous pour vos contributions, qui, je l’espère, continueront. Perkele, je suis à moitié d’accord avec vous : je ne pense pas qu’un sens familier ou populaire puisse nuire au concept de base autour duquel tourne une même famille de mots, du moment que cet usage reste confiné à l’usage familier ou populaire. D’ailleurs, le TLF fait très bien son travail sous conséquent (le problème est plutôt du côté de l’utilisateur : saura-t-il tirer parti de ces indications précises ? Les comprendra-t-il ?) :
C. Fam. Qui est susceptible de produire de l'effet par sa valeur ou son étendue. Synon. considérable, important. Si vous pouviez me donner dix billets de cent francs? ou vingt de cinquante? Plus le paquet est conséquent, moins on risque en quelque sorte (R. MARTIN DU GARD, Les Thibault, La Belle saison, 1923, p. 866) :
4. Qu'est-ce qu'il a fait, l'épicier Nivoire? LE GENDARME. Il a apposé à la devanture de son établissement une pancarte portant, en lettres conséquentes d'une hauteur de 20 à 22 centimètres, une inscription de nature à jeter la déconsidération sur l'arme à laquelle j'appartiens.
COURTELINE, Le Gendarme est sans pitié, 1899, 1, p. 145.
Rem. 1. ,,Le mot conséquent ainsi compris est dérivé de la locution « de conséquence » ayant, en français, la signification « d'importance », terme qui n'est employé que pour désigner une affaire de conséquence`` (A. DIOT, Le Patois briard, 1930, p. 17). 2. L'emploi de conséquent dans cette accept. est signalé comme vicieux et impropre par BESCH. 1845-46, Lar. 19e, LITTRÉ, QUILLET 1965.
Créer un dictionnaire ab ovo usque ad mala (:lol:), voilà une entreprise titanesque que toutes nos vies réunies ne parviendraient pas à accomplir. Nous en avons déjà un, qui est excellent, c’est le Trésor de la langue française : il faudrait simplement le mettre à jour (il date un peu…), et ajouter quelques indications (comme le fait Robert, du style « emploi critiqué », « recommandation officielle », etc.). Vous ne pensez pas ?
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Jacques
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Message par Jacques »

Il convient, assurément, d'établir une limite de langage : le style populaire ou familier, que nous utilisons tous plus ou moins avec nos amis et nos proches, qui nous permet de nous relâcher (il est fatigant de toujours se surveiller), nous autorise des libertés avec la rigueur de l'orthodoxie lexicale, de la grammaire et de la syntaxe, mais qui ne doit pas déborder dès lors que nous nous exprimons plus ou moins officiellement, en public ou par écrit, ce qui exige une plus haute qualité de langue.

Perkele : ni purisme ni laxisme, c'est la devise de DLF citée par Claude. Mais il est vrai que c'est bien l'idée définie par Marco.
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Claude
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Message par Claude »

Marco a écrit :ab ovo usque ad mala
Mais encore ??? :?: :?: :(
Marco a écrit :Nous en avons déjà un, qui est excellent, c’est le Trésor de la langue française
Bon, d'accord, alors j'ai commencé pour rien ? :lol:
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Marco
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Message par Marco »

claude a écrit :
Marco a écrit :ab ovo usque ad mala
Mais encore ??? :?: :?: :(
« De l’œuf aux fruits » : les Romains avaient l’habitude de commencer leur repas par un oeuf et de le finir par des fruits ; d’où « Du début à la fin ». :)
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Claude
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Message par Claude »

Merci Marco. J'ai donc déjà mangé mon oeuf :wink:
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Perkele
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Message par Perkele »

On en reparlera "entre la poire et le fromage" (après le fruit, il reste encore le fromage... mais cet usage est postérieur aux Romains) :wink:
Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
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Jacques
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Message par Jacques »

Je reviens sur ce sujet pour vous faire part d'une critique. Jadis, dans les pages roses du dictionnaire, à la liste des proverbes, on trouvait celui-ci : Des goûts et des couleurs il ne faut point disputer.
Quand je dis que les dictionnaires s'alignent sur l'usage, même mauvais, sans esprit de discernement, en voici une preuve. Car depuis plusieurs années le proverbe est devenu : Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter.
Le remplacement de point par pas est déjà un manque d'élégance, une tendance au popularisme, mais là n'est pas le plus important : le proverbe est trahi, car il existe une différence de sens entre les deux verbes. On peut discuter, et c'est ce que nous faisons ici, c'est-à-dire débattre, échanger des points de vue, en toute courtoisie et tolérance réciproque, alors que disputer comporte inévitablement une idée de querelle. Encore un mauvais point pour la dame aux fleurs de pissenlit !
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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