« S’approportionner »

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Jacques
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Re: « S’approportionner »

Message par Jacques »

JR a écrit :

J'ignore de quel ouvrage est tirée cette citation, mais je dirais que l'auteur a fumé la moquette :lol: :!: :?:
Je n'osais trop donner un avis, mais puisque vous exprimez ce sentiment, je dirai que moi aussi, une telle prose me laisse perplexe.
Il y a là de l'ésotérisme, pour utiliser un euphémisme. Quand nous voyons que Marco, qui est lettré, s'interroge sur la phrase, je me sens un peu moins complexé.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Marco
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Re: « S’approportionner »

Message par Marco »

JR a écrit :J'ignore de quel ouvrage est tirée cette citation, mais je dirais que l'auteur a fumé la moquette :lol: :!: :?:
C’est extrait de L’œuvre au noir, de Marguerite Yourcenar. Il y est question d’un humaniste, Zénon, opposé à l’intolérance et à l’obscurantisme, qui est condamné à être brûlé et qui s’ouvre les veines dans sa cellule : « On ne brûlerait demain qu’un cadavre. »

Pour ma part, je trouve sublime l’écriture de Yourcenar. N’oublions pas qu’elle a été la première femme à siéger à l’Académie française. ;)

Un frisson glacial le traversa comme au début d’une nausée : c’était bien ainsi. À travers les bruits de cloches, de tonnerre et de criards oiseaux regagnant leurs nids qui frappaient du dedans ses oreilles, il entendit au-dehors le son précis d’un égouttement : la couverture saturée ne retenait plus le sang qui s’écoulait sur le carreau. Il essaya de calculer le temps qu’il faudrait pour que la flaque rouge s’allongeât de l’autre côté du seuil, par-delà la frêle barrière de linge. Mais peu importait : il était sauvé. Même si par malchance Hermann Mohr ouvrait bientôt cette porte aux verrous lents à tirer, l’étonnement, la peur, la course le long des escaliers à la recherche de secours laisseraient à l’évasion le temps de s’accomplir. On ne brûlerait demain qu’un cadavre.

C’est du grand art ! :)
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JR
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Message par JR »

Ce nouvel extrait confirme mon impression :
il y a des états de conscience auxquels on n'accède que par deux moyens : certaines drogues, ou l'agonie, quand on frôle cette limite au-delà de laquelle on ne peut plus revenir parmi les vivants.
L’ignorance est mère de tous les maux.
François Rabelais
codrila

Message par codrila »

Comme Marco, je souhaite exprimer mon admiration pour l'écriture de cette grande dame!
l’espace de quelques coudées qui séparait le lit de la table s’était dilaté à l’égal de celui qui s’approportionne entre les sphères
Je ne crois vraiment pas qu'il s'agisse d'une référence à l'harmonie, à ce moment précis.
Zénon, se vide de son sang, est près d'entrer en agonie et perd la perception habituelle du temps et de l'espace . Ce temps augmente en densité ( Ces trois quart d'heures écoulés sont bondés d'une infinité de...) , l'espace également: le gobelet qui, objectivement se trouve à un mètre ou un mètre cinquante de lui, semble s'éloigner, flotter au fond d'un espace incommensurable, qui enfle et s'étend. L'esprit de Zenon mourant, déforme la réalité.

La comparaison se référe à une notion bien moderne, celle d'un univers en expansion, au sein duquel les galaxies, planètes ( gobelet par métaphore) s'éloignent les unes des autres, cependant que l'espace se redimensionne et acquiert sans arrêt de nouvelles proportions .

Le Tlfi donne comme premier sens au mot proportion:

:
1. Rapport de grandeur entre les parties d'une chose, entre l'une d'elles et le tout; au plur., combinaison des différents rapports, des dimensions relatives entre les parties et le tout.
A l'intérieur de cet univers qui est un tout, l'espace change donc, en se dilatant, ce rapport de grandeur et en ce sens pourrait s'approportionner.

Qu'en pensez-vous?
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Jacques
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Message par Jacques »

Je ne pense pas que l'on puisse parler d'agonie. Celle-ci est un sursaut de lutte contre la mort. Ici, la fuite du liquide vital entraîne une perte progressive de conscience, un endormissement de plus en plus profond. Pour le reste, votre théorie est plausible. Je trouve quand même dommage qu'un auteur emploie un terme tellement obscur que l'on doive se livrer à toutes sortes de spéculations intellectuelles pour essayer de comprendre, sans d'ailleurs y parvenir, ce qu'il a voulu dire en écrivant un mot que l'on ne trouve nulle part.
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Marco
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Message par Marco »

Je pense que votre interprétation est convaincante, Codrila. Mais je n’ai toujours pas une image claire dans ma tête… peut-être était-ce l’effet recherché ? :D
codrila

Message par codrila »

L'agonie arrive peu après dans le texte:

Trois lignes plus loin :
" Ses doigts s'agitaient sur sa poitrine, cherchant vaguement à déboutonner le col de son pourpoint; il s'efforça en vain de réprimer cette agitation inutile, mais ces crispations et cette angoisse étaient bon signe."

Puis:
" Parmi tout ce bruit, il perçut un râle. Il respirait par grandes et bruyantes aspirations superficielles qui n'emplissaient plus sa poitrine; quelqu'un qui n'était plus tout à fait lui, mais semblait placé un peu en retrait sur sa gauche, considérait avec indifférence ces convulsions d'agonie. Ainsi respire un coureur épuisé qui atteint au but."
C'est un texte impressionnant.
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Marco
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Message par Marco »

codrila a écrit :C'est un texte impressionnant.
Oui, très impressionnant, et extrêmement bien construit ! La graduelle séparation entre l’esprit et le corps est subtilement décrite. Voyez, un peu avant :

…une sorte d’attendrissement le prenait pour ce corps qui l’avait bien servi, qui aurait pu vivre, à tout prendre, une vingtaine d’années de plus, et qu’il détruisait ainsi sans pouvoir lui expliquer qu’il lui épargnait de la sorte de pires et plus indignes maux.

« Sans pouvoir lui expliquer », comme s’il s’agissait déjà de quelqu’un d’autre…

Il y a une grande maîtrise psychologique et stylistique, qui ne s’explique pas par l’emploi de stupéfiants, mais par une profonde analyse de la nature humaine.
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