Et si les lexicographes se trompaient ?

Pour les sujets qui ne concernent pas les autres catégories, ou en impliquent plus d’une
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Marco
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Et si les lexicographes se trompaient ?

Message par Marco »

Je ne sais pas si la question a déjà été traitée ici, mais j’aimerais dire quelques mots sur la méthode qui semble caractériser la lexicographie (et la grammaire) de nos jours.

Il serait inutile de répéter que les mots changent de sens au cours de l’histoire, il suffit de consulter un quelconque dictionnaire étymologique pour s’en apercevoir. Ce sur quoi je voudrais m’arrêter, c’est la tendance actuelle qu’ont les gens qui font les dictionnaires à se contenter de « photographier » l’usage et d’être satisfaits d’avoir fait un bon travail en ne faisant « que » cela. Car c’est une satisfaction : j’ai eu l’honneur d’avoir des réponses de la part de ces personnes, qui sont convaincues et enthousiasmées par les changements, qu’elles s’empressent d’enregistrer, tels des sismographes.

Dresser un constat de l’usage ne serait que la première étape, pour un vrai professionnel. Après, il s’agit d’en expliquer l’origine, et enfin il faudrait encore en analyser le bien-fondé, à la lumière de la raison, de la logique, de l’esprit de la langue ; mais aussi le voir dans une perspective historique : ce mot, cette construction, etc. sont-ils ou non compatibles avec les structures de la langue ? Est-ce une mode passagère ou y a-t-il de fortes chances pour que cet emploi se stabilise ? Est-il sensé d’enregistrer tel sens de tel mot, sans commentaires, ou y gagnerait-on à dissuader le lecteur de s’en servir, avec une indication telle que « emploi critiqué/déconseillé » ?

La langue, pour quiconque, je crois, est une chose intime parce qu’elle est le pont entre notre être et le monde, et que toutes (ou presque) nos expériences de la vie passent par elle. Je me demande si les lexicographes d’aujourd’hui sont conscients de ce qu’ils font ou s’ils n’ont pas assez de recul pour mesurer le poids de leurs décisions. En tous les cas, j’ai l’impression qu’il y a un manque d’analyse, un manque de sens du passé et du futur, et une concentration microscopique sur le présent, qui ne me paraît guère salutaire.

Qu’en pensez-vous ?
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Perkele
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Message par Perkele »

Entièrement d'accord Marco. Pour être validée la construction d'un néologisme devrait être analysée et il devrait avoir subi l'épreuve du temps avant d'être inscrit dans les dictionnaires. Certains néologismes n'ont fait que passer.

En premier lieu, nous risquons de perdre les repères que nous offre l'étymologie pour comprendre un mot que nous rencontrons pour la première fois ; en second lieu les personnes qui considèrent les dictionnaires comme une bible avalisée par l'Académie ne vont plus rien comprendre aux textes datant d'une vingtaine d'années.
Dernière modification par Perkele le sam. 10 nov. 2012, 9:11, modifié 3 fois.
Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
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Jacques
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Message par Jacques »

Cette analyse rejoint mon propre sentiment. Je ne suis pas hermétique à la création de néologismes ou aux extensions de sens, à condition que cela se fasse dans le respect de l'étymologie et avec une logique liée à l'idée que dégagent les mots depuis plusieurs siècles.
Les partisans d'une totale anarchie lexicale accompagnée de vrais et faux anglicismes nous rabâchent que « la langue évolue ». C'est un argument de mauvaise foi, une excuse qu'ils se donnent de leur incompétence, de leur approche superficielle du langage. Les aberrations que nous constatons de nos jours ne vont pas dans le sens d'une évolution, mais dans celui d'une régression, d'un appauvrissement, d'une dégradation.
Quand on utilise le mot « pédagogie », formé sur le grec paidos « enfant » pour parler d'une didactique appliquée à des adultes, c'est un non-respect de l'étymologie. Quand on utilise l'adjectif morbide (=qui est de la nature de la maladie) en lieu et place de macabre, c'est une absurdité.
Il nous reste les ouvrages traitant des difficultés du français, qui paraissent résister mais, me semble-t-il, en y mettant de plus en plus de laxisme et de permissivité.
Vous soulignez à juste titre ce que j'ai aussi dénoncé, à savoir que les dictionnaires d'usage se refusent à faire l'instruction du public en signalant les emplois fautifs, reniant ainsi l'une de leurs vocations d'origine, pour se faire simples rapporteurs d'un usage corrompu sans tirer la sonnette d'alarme. Le pire est que l'Académie française adopte le même comportement : elle capitule en retirant les garde-fous. Dans un sujet que j'ai lancé il y a peu, nous avons pu constater qu'elle se réfugie derrière la métonymie pour entériner une pratique qui confond la cause avec le résultat, en admettant qu'une contravention ne soit plus seulement la violation d'un règlement mais aussi le constat écrit de celui-ci, que jusqu'à une époque récente on appelait procès-verbal.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Marco
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Message par Marco »

Merci, Perkele et Jacques, de vos commentaires. :) J’aurais aussi aimé savoir ce qu’en pensent les autres, mais peut-être que cela n’intéresse personne. :(
jarnicoton
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Message par jarnicoton »

Si, je suis de votre avis. Comment ne pas approuver votre 1000ème message ? :D
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Manni-Gédéon
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Message par Manni-Gédéon »

Cette discussion me rappelle ce que j'avais dit sur cette page :
manni-gedeon a écrit :Dans l'émission de télévision C'est pas sorcier, que j'ai souvent regardée avec mon fils, il a été dit qu'un dictionnaire était en quelque sorte une photographie de la langue à un moment donné de son évolution, ce qui revient à dire qu'ils ne déterminent pas forcément ce qui est juste ou faux.
L'Académie française resterait donc la seule référence.

Je suis du même avis que vous, Marco, et quand j'ai constaté cette absence de recul, d'analyse et d'esprit critique dans les dictionnaires, j'ai été déçue. Pendant longtemps, j'ai cru qu'ils avaient pour vocation d'être une référence en matière de bon usage.
Quand j'ai écrit cette remarque, j'avais encore foi dans le dictionnaire de l'Académie. Nous aurions besoin d'ouvrages normatifs, mais il semble que les lexicographes, grammairiens, académiciens et autres experts ont tous démissionné.
L'erreur ne devient pas vérité parce qu'elle se propage et se multiplie ; la vérité ne devient pas erreur parce que nul ne la voit.
Gandhi, La Jeune Inde
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Claude
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Message par Claude »

On ne sait donc plus à quel dictionnaire se vouer. :wink:
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Perkele
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Message par Perkele »

Nous allons devenir comme ces pays où la langue littéraire (des livres) se distingue de la langue populaire (des journaux) ; une nouvelle forme d'illettrisme. :roll:
Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
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Claude
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Message par Claude »

Perkele a écrit :[...] la langue populaire (des journaux)[...]
La presse people* en pire.

*Qu'on me pardonne l'emploi de ce mot, c'est extrêmement rare de ma part ! :lol:
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Jacques-André-Albert
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Message par Jacques-André-Albert »

Perkele a écrit :Nous allons devenir comme ces pays où la langue littéraire (des livres) se distingue de la langue populaire (des journaux) ; une nouvelle forme d'illettrisme. :roll:
C'est déjà le cas, et depuis belle lurette. C'est d'ailleurs une des caractéristiques du français, en opposition en cela à l'anglais, où il n'existe pas de hiatus, ou de solution de continuité, entre langue populaire et langue savante. En France, la tradition est très ancienne, puisque dès le moyen âge les emprunts savants au latin se sont superposés aux formes vulgaires, donnant cette remarquable collection de doublets qui, par spécialisation des sens respectifs, a considérablement enrichi le vocabulaire : chétif-captif, frêle-fragile, arracher-éradiquer, employer-impliquer, entier-intègre, métier-ministère, poison-potion, mâcher-mastiquer, raison-ration, traiteur-tracteur, etc.
Quand bien nous pourrions estre sçavans du sçavoir d'autruy, au moins sages ne pouvons nous estre que de nostre propre sagesse.
(Montaigne - Essais, I, 24)
Grigory
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Message par Grigory »

Perkele a écrit :Nous allons devenir comme ces pays où la langue littéraire (des livres) se distingue de la langue populaire (des journaux) ; une nouvelle forme d'illettrisme.
Effectivement c'est déjà le cas depuis très longtemps. Depuis toujours j'ai envie de dire. Les sociolinguistes appellent cette situation une diglossie. La France a toujours connu cette distinction et des forces sociales très puissantes ont déployé beaucoup de zèle pour la maintenir. Dans son programme pour l'instruction publique Condorcet écrivait dans son rapport sur l'instruction publique qu' "il est important, pour le maintien de l’égalité réelle, que le langage cesse de séparer les hommes en deux classes". Une langue n'est pas juste un moyen de communication ni simplement un monument immatériel à admirer. La variation géographique ou sociale est la norme. L'homogénéité est l'exception. C'est même une fiction. La langue prend en charge des enjeux identitaires énormes. Elle sert a établir des distinctions et à consolider des communautés linguistiques. Il en a toujours été ainsi et cela va continuer très longtemps encore. En tout cas jusqu'au jour où nous ne ressentirons plus le besoin d'établir des catégories sociales distinctives, mais ce jour n'est pas près d'arriver.

Si le lexicographe est un linguiste, sa formation l'oblige à rejeter la prescription au profit de la description. Ce principe vaut pour l'intégralité des sciences humaines et sociales. Ces dernières sont, encore aujourd'hui, priées de justifier leur scientificité. "Justifier leur scientificité" signifie adopter les paradigmes épistémologiques des sciences "dures" car ce sont elles qui dictent les critères d'une bonne hygiène scientifique. Aussi, pour obtenir et conserver le label "science", les courants les plus influents de la linguistique moderne ont recherché, dés le début du siècle dernier, un modèle scientifique viable et reconnu par le corps savant. Dans cette recherche, ils ont rapidement embrassé le primat de la description et, pour la linguistique américaine, l'ont même assorti à une doctrine mécaniste radicale. Depuis longtemps, le descriptivisme ne suffit plus en linguistique : on explique, on interprète, on cherche des lois générales et on essaye même de prédire (surtout en phonologie). Votre question soulève des interrogations épistémologiques qui dépassent, de très loin, les aléas d'un travail lexicographique. Elles continuent de préoccuper les linguistes qui se montrent d'une vigilance sourcilleuse à tout écart prescriptif qui compromettrait leurs revendications scientifiques. Pour comprendre ce rejet du prescriptivisme, il faut se pencher sur l'histoire de la linguistique et de ses conditions d'émergence comme science. Je peux comprendre que vous soyez préoccupés mais les linguistes, lexicographes ou lexicologues, n'ont pas démissionné. Je dirais plutôt qu'ils ne se sentent pas concernés par ce reproche. Il serait plus approprié de se plaindre des académiciens.

Par ailleurs, je crois que vous attribuez à "lexicographie" un sens inapproprié qui, précisément, ne respecte pas son étymologie. Expliquer l'évolution des usages et évaluer leur "bien-fondé" ne peuvent pas faire partie de ses tâches. La lexicographie n'est pas la lexicologie (sémantique lexicale, morphologie lexicale, diachroniques et synchroniques) et, de toute façon, celle-ci cherche à expliquer des faits lexicaux, pas à édicter des limites à l'usage. On retrouve la même distinction entre ethnographie et ethnologie, radiographie et radiologie, iconographie et iconologie, etc. En appliquant des restrictions étymologiques, on peut dire que ce serait un écart étymologique d'employer -graphie en lieu et place de -logie. Vous dites que les dictionnaires se contentent de "photographier" l'usage. Ce n'est peut-être pas un hasard si "photographie" et "lexicographie" sont justement composés tous les deux de -graphie (de même pour "sismographie").
Dernière modification par Grigory le mar. 13 nov. 2012, 16:29, modifié 1 fois.
cyrano
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Message par cyrano »

Jacques-André-Albert a écrit :
Perkele a écrit :Nous allons devenir comme ces pays où la langue littéraire (des livres) se distingue de la langue populaire (des journaux) ; une nouvelle forme d'illettrisme. :roll:
C'est déjà le cas, et depuis belle lurette. C'est d'ailleurs une des caractéristiques du français, en opposition en cela à l'anglais
L'écart entre langue écrite et parlée (ou entre usage normatif et usage populaire) n'est pas du tout un phénomène propre au français mais, pour autant que je puisse en juger, il est commun à pratiquement toutes les langues et les époques. Il faut arrêter de croire à cette "spécificité française" qui n'en est pas une.

Ainsi, je lis couramment l'anglais, mais je reconnais volontiers que je suis parfois décroché quand j'essaie de suivre en version originale certains films anglais (genre Ken Loach) dont l'action se déroule dans un milieu populaire ou même simplement dans un contexte familial, professionnel... courant parce que c'est "un autre anglais". Et je ne parle pas du texte de nombreuses chansons rock ou autres (dont on vient me demander: qu'est-ce que ça veut dire? et je n'en ai pas la moindre idée...), ni de la différence entre l'anglais continental et l'américain.

Plus généralement, je suis d'accord avec le constat initial dressé par Marco. Je n'ai pas d'élément objectif qui prouverait que les lexicographes contemporains ont une autre approche de leur métier que leurs prédécesseurs (entériner l'usage plutôt que de chercher à l'influencer, pour faire simple), mais plusieurs éléments plaident effectivement en ce sens.
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Jacques-André-Albert
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Message par Jacques-André-Albert »

cyrano a écrit :
Jacques-André-Albert a écrit :
Perkele a écrit :Nous allons devenir comme ces pays où la langue littéraire (des livres) se distingue de la langue populaire (des journaux) ; une nouvelle forme d'illettrisme. :roll:
C'est déjà le cas, et depuis belle lurette. C'est d'ailleurs une des caractéristiques du français, en opposition en cela à l'anglais
L'écart entre langue écrite et parlée (ou entre usage normatif et usage populaire) n'est pas du tout un phénomène propre au français mais, pour autant que je puisse en juger, il est commun à pratiquement toutes les langues et les époques. Il faut arrêter de croire à cette "spécificité française" qui n'en est pas une.
Je n'ai jamais suggéré une quelconque spécificité française dans ce domaine. J'ai lu des avis de gens compétents qui laissent entendre qu'il n'y a pas vraiment de « langue savante » en anglais. Je ne sais rien des autres grandes langues de culture.
Dans votre exposé, vous prenez des exemples dans les parlers spécifiques à certaines catégories de populations, dans la chanson, et vous invoquez même l'anglo-américain.
Nous ne parlons visiblement pas du tout de la même chose.
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cyrano
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Message par cyrano »

Jacques-André-Albert a écrit :Je n'ai jamais suggéré une quelconque spécificité française dans ce domaine. J'ai lu des avis de gens compétents qui laissent entendre qu'il n'y a pas vraiment de « langue savante » en anglais.
D'accord, je vois ce que vous voulez dire, c'est effectivement un peu différent (et pas tout à fait ce que disait Perkele à propos de l'écart entre la langue des livres et la langue populaire).

On pourrait schématiser comme suit: si A est la langue familière (ou populaire, peu importe ici), B la langue courante (norme dans les échanges quotidiens) et C la "langue savante" (des écrits sérieux, philosophiques, scientifiques, politiques ou autres), le français se caractérise sans doute par un écart B-C plus grand que d'autres langues.

Pour ma part, tantôt je m'en réjouis, quand des intellectuels francophones se servent brillamment de cette langue pour écrire des textes d'une certaine tenue (alors que leurs homologues étrangers utilisent souvent un style plus banal, plus terre-à-terre, moins étincelant), tantôt je m'en irrite, quand ce souci de la forme sert à masquer qu'on n'a rien à dire ou à dire de manière compliquée ce qui peut être expliqué assez simplement (reproche que les étrangers adressent souvent aux francophones).

Mais l'écart entre les niveaux A et B est un phénomène que je crois commun à toutes les langues. C'était ce que voulais dire ici.
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Jacques-André-Albert
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Message par Jacques-André-Albert »

Nous sommes bien d'accord, et vous avez très bien schématisé ce que je voulais exprimer.
Quand bien nous pourrions estre sçavans du sçavoir d'autruy, au moins sages ne pouvons nous estre que de nostre propre sagesse.
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