Participe présent et causalité

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Thypot
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Participe présent et causalité

Message par Thypot »

Bonjour à tous,

Je publie le sujet dans cette section, car ma question consiste surtout à savoir si la tournure litigieuse peut s'employer dans le langage soutenu.

J'ai lu, dans le Bon Usage, que, si l'on veut être tout à fait puriste, l'on ne pouvait employer le participe présent pour introduire une relation de causalité que si le sujet de la phrase était le même. Mes termes sont imprécis ; mieux vaut donner un exemple au hasard :

« Napoléon étant parvenu au pouvoir, (il) réorganisa l'administration. »

La phrase est assurément correcte ; mais lorsque le sujet n'est pas le même, qu'en est-il ? Ainsi :

« La porte étant trop grande pour lui, il avait dû passer par un autre chemin. »

Théoriquement, selon le Grevisse, cette formule est incorrecte.

Or, elle est communément admise par de nombreux auteurs, et de très grands auteurs. Je l'ai lu des dizaines de fois chez Flaubert ou Balzac.

Je voulais donc vous demander votre avis : est-il possible de l'employer, à votre avis ?

Selon moi, cet usage est très utile ; il permet de varier les façons d'introduire une relation de causalité dans une phrase. J'ai bien conscience que l'on peut facilement remplacer cela par un « comme », mais je trouve que le participe présent est plus direct et assez joli.

L'Académie française ne m'ayant (!) pas répondu sur ce point, je sollicite votre avis.

Merci.
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Klausinski
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Message par Klausinski »

C'est une rupture de construction. Le cas est évoqué dans le nota bene du chapitre 920 du Bon usage :
Pour la clarté de la phrase, le participe en tant qu'épithète détachée et le gérondif, qui est toujours détaché du nom (ou du pronom) support, doivent se construire de telle sorte que leur rapport avec le nom (ou le pronom) ne prête à aucune équivoque. Il est souhaitable, notamment, que le participe ou le gérondif détachés, surtout en tête d'une phrase ou d'une proposition, aient comme support le sujet de cette phrase et de cette proposition.
Si l'on se fie à ces propos, il s'agit moins d'une règle que d'une recommandation, un principe de clarté. Il est vrai, d'ailleurs, comme vous le dites, que les contre-exemples sont nombreux. On peut citer par exemple les célèbres vers de Baudelaire : Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. Ce ne sont pas les ailes qui sont exilées, c'est l'albatros, et pourtant cela se comprend parfaitement et l'ambiguïté n'est pas sentie. Sans doute vaut-il mieux éviter cette rupture de construction quand on veut écrire de manière académique, irréprochable, par exemple dans une dissertation, mais la langue soutenue n'est pas la langue académique. La rupture de construction peut servir le propos, le rendre plus vif ; c'est alors une des formes de l'anacoluthe, une belle figure de style.

Je modifie ce message, car une pensée me vient en relisant votre question. Je ne crois pas dire de bêtises en affirmant que « La porte étant fermée » ou « Napoléon étant parvenu au pouvoir » (« étant parvenu » est un participe passé) ne font pas partie de ces gérondifs et de ces participes en épithète détachée évoqués par Grevisse. Ici, il y a un sujet tout à fait identifié dans la circonstancielle ; si la principale ne commence pas par un pronom désignant un autre sujet que celui de la participiale, il n'y a pas d'ambiguïté ; ce n'est pas comme si nous avions : « Ayant fermé la porte, le vent continua de s'engouffrer par la fenêtre. »
Dernière modification par Klausinski le lun. 17 févr. 2014, 16:01, modifié 2 fois.
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
(Kafka, cité par Mauriac)
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Thypot
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Message par Thypot »

Merci pour ces précisions. En effet, j'avais vu la note du Grevisse sur la question.

Dans les exemples que j'ai donnés, il n'y a pas d'ambiguïté ; est-ce donc admissible ?
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Islwyn
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Re: Participe présent et causalité

Message par Islwyn »

Thypot a écrit :« La porte étant trop grande pour lui, il avait dû passer par un autre chemin. »

Théoriquement, selon le Grevisse, cette formule est incorrecte.
Ne s'agit-il pas de l'emploi absolu du participe présent :
« son chapeau étant perdu, il s'en alla nu-tête ».
Le participe passé est souvent utilisé dans cette construction, on le sait :
« ses dettes payées, il quitta la ville ».
Quantum mutatus ab illo
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Toutes les phrases que vous avez citées sont correctes. Si vous aviez écrit : « Trop grande pour lui, il avait dû passer par une autre porte », là il y aurait eu une ambiguïté et un solécisme.
Dernière modification par Klausinski le lun. 17 févr. 2014, 18:53, modifié 1 fois.
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Vous avez raison, Islwyn. Et cela confirme que ces phrases-là sont tout à fait admises.
« J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
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André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Klausinski a écrit : (« étant parvenu » est un participe passé)
Ne vouliez-vous pas dire « gérondif passé » ?
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

« Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
« Trop grande pour lui, il avait dû passer par une autre porte. »
L'honnêteté m'oblige à dire que je peine à faire la différence entre la bizarrerie que comportent les vers de Baudelaire et le solécisme de la deuxième phrase ! Certaines anacoluthes ne me déplaisent pas, mais celles consistant à ne pas sous-entendre dans la circonstancielle le même sujet que celui de la principale me choquent en toutes circonstances, y compris quand leur auteur est un grand poète.
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Jacques
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Message par Jacques »

Je ressens le même malaise. Les grands écrivains et les grands poètes bénéficient d'un préjugé favorable selon lequel ils ne se tromperaient jamais.
La notoriété leur assure ainsi un certain bouclier contre les critiques que l'on pourrait émettre sur leur syntaxe. Mais ils sont bien faillibles, que diable !
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Islwyn
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Message par Islwyn »

André (G., R.) a écrit :« Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
Certaines anacoluthes ne me déplaisent pas, mais celles consistant à ne pas sous-entendre dans la circonstancielle le même sujet que celui de la principale me choquent en toutes circonstances, y compris quand leur auteur est un grand poète.
Lapsus (si c'en est un) bien connu de Baudelaire. Mais il préférait toujours le contenu au contenant, et la prosodie à la grammaire.
Voir aussi http://www.languefrancaise.net/forum/vi ... p?id=10196
Dernière modification par Islwyn le mar. 18 févr. 2014, 10:34, modifié 1 fois.
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Jacques
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Message par Jacques »

Mais enfin, ces poètes aux noms prestigieux auraient-ils tous les droits ?
Au début du poème de Lamartine Automne, trône un pléonasme qui vaudrait à n'importe quel amateur anonyme un sérieux rappel à l'ordre :

Salut, bois couronnés d'un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars.
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.

Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire,

J'aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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Klausinski
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Message par Klausinski »

Le préjugé favorable est, pour ainsi dire, une loi de la vie. Si tout le reste est bien écrit, certains raccourcis audacieux, qui seraient des fautes de syntaxe dans un texte mal écrit, deviennent des traits fulgurants. Rousseau n'en rougissait pas. Baudelaire encore moins, puisqu'il pensait pouvoir inventer ou découvrir une nouvelle beauté. La figure de style est toujours une rupture par rapport à l'usage ; quand elle entre dans l'usage, elle devient un lieu commun ou une expression figée. On pourrait citer un très grand nombre de « fautes » de ce genre chez Stendhal, chez Flaubert et bien d'autres grands auteurs. On peut sans doute les corriger, mais, chose étrange, quand on le fait, ils perdent de leur saveur.
Voir ce sujet : http://www.achyra.org/francais/viewtopi ... e&ie=utf-8
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André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

Islwyn a écrit :
André (G., R.) a écrit :« Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
Certaines anacoluthes ne me déplaisent pas, mais celles consistant à ne pas sous-entendre dans la circonstancielle le même sujet que celui de la principale me choquent en toutes circonstances, y compris quand leur auteur est un grand poète.
Lapsus (si c'en est un) bien connu de Baudelaire. Mais il préférait toujours le contenu au contenant, et la prosodie à la grammaire. Exilé s'accordant avec ailes, il y aurait une syllabe de trop dans son vers décasyllabique.
Est-ce moi qui ne comprends plus rien ? Il me semblait voir des alexandrins dans L'Albatros. Et l'accord au féminin pluriel d' « Exilé » ajouterait-il véritablement une syllabe ? Comment, par ailleurs, seules les ailes de l'albatros pourraient-elles être exilées ?
jarnicoton
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Re: Participe présent et causalité

Message par jarnicoton »

Thypot a écrit : Napoléon étant parvenu au pouvoir
Si j'étais royaliste, je m'amuserais de cette formule !
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Jacques
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Message par Jacques »

Klausinski a écrit :La figure de style est toujours une rupture par rapport à l'usage ; quand elle entre dans l'usage, elle devient un lieu commun ou une expression figée.
Voilà encore une caractéristique du préjugé favorable : ce qui serait qualifié de faute de construction chez un quelconque quidam devient figure de style chez Lamartine. Ce bon Alphonse n'a pas commis une erreur, mais une hardiesse dont on admire la témérité et qui, somme toute, aboutit à un « effet ». Cela me fait penser à La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
J'ai bien saisi votre raisonnement, mais j'ai du mal à accepter le deux poids deux mesures.
Quand on pense que Littré qualifiait la tautologie de « vice d'élocution » alors que de nos jours on y voit un effet de style visant à renforcer l'expression de la pensée, on se rend compte que l'orthodoxie d'un procédé ne tient qu'à bien peu de choses, et que le pléonasme, qui est proche cousin de la tautologie, pourrait prendre un jour le même chemin.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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