La restauration des livres à la BNF

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Hippocampe
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La restauration des livres à la BNF

Message par Hippocampe »

Bonjour,

Je vais vous raconter une petite histoire qui m'est arrivée il y a deux ou trois lustres.

Un soir que mes guêtres m'avaient traîné jusqu'à un comptoir de bistrot, je me mis à discuter avec mon voisin. Il apparut alors que ce gars travaillait comme restaurateur de livres à la BNF (pas celle appelée "François Mitterrand" mais l'ancienne, rue de Richelieu, à Paris). Comme je lui posais plein de questions sur ce beau et rare métier et que le courant passait bien entre lui et moi, il m'invita carrément à visiter l'atelier de restauration. Privilège rare car c'est un lieu interdit au public. Quelques jours plus tard, je le retrouvai à la BNF et nous nous enfonçâmes jusqu'à l'atelier en question.

Tout de suite un quasi-silence nous enveloppa : mon guide et moi ne pouvions que murmurer. Parler à haute voix aurait été incongru. Pour tout dire, l'ambiance était monacale. Ambiance monacale que je connais car j'ai un copain moine cloîtré auquel je rends parfois visite (ne rien en déduire quant à mon éventuelle religiosité). On pourrait penser que la BNF avait trouvé pour ces gens une salle belle et bien éclairée mais c'était tout le contraire : l'ameublement était sombre et le jour n'entrait que par quelques soupiraux. On était quelque part au fond de la BNF. C'était plutôt lugubre. Mais ça ne l'était plus dès qu'on parlait à l'un des restaurateurs (c'était surtout des hommes) car ces introvertis s'allumaient dès qu'il s'agissait de parler métier (à voix basse).

Ils étaient une vingtaine de restaurateurs installés devant de longues tables divisées longitudinalement, de sorte que chacun était séparé de son vis-à-vis et avait de l'espace à sa droite et à sa gauche. Ambiance monacale, je l'ai dit. Ça faisait aussi penser à une salle de travaux dirigés en chimie.

On m'a parlé plus précisément de deux cas en cours. Je n'ai pas tout su ni compris car je ne suis resté là-dedans que peut-être une heure et demie (alors qu'une restauration peut s'étaler sur des mois), après quoi mon hôte dut se mettre à travailler et moi à m'en aller.

Premier cas :

Imaginez un livre fabriqué un ou deux siècles avant nous. Un livre relié en cuir dont la couverture est parcourue de dorures et dont la deuxième de couverture est couverte d'une peinture montrant une bergère, un berger, des moutons et de la verdure.

Imaginez ensuite un fou qui, à l'aide d'une paire de sécateurs, enlèverait un tiers de la couverture et le jetterait au feu de façon qu'il soit irrécupérable ou imaginez une autre histoire bizarre dont le résultat serait le même : la perte d'un tiers de la couverture ; je ne sais plus quel malheur avait frappé ce livre-là. Adieu le tiers du cuir, adieu le tiers des dorures, adieu le tiers de la peinture. Mais imaginez aussi que ce livre soit d'un grand intérêt.
Que faire ? Pleurer ou réparer.
Évidemment, dans cet atelier, on préfère réparer à pleurer.
On fait alors les choses dans l'ordre.
On transforme la couverture amputée en couverture entière, on y met les dorures manquantes et on peint ce qui manque à la deuxième de couverture.

Le cuir de la couverture :
Un spécialiste étudie le cuir restant pour voir de quoi il s'agit (cuir de quel animal, cuir travaillé comment, cuir vieilli comment ?) puis se procure le cuir qu'il faut et le travaille à son tour jusqu'à le rendre identique au cuir restant. Ensuite il taille dedans ce qui manque au livre puis l'ajoute (je ne sais comment) à la couverture amputée de telle façon que cette couverture nouvellement entière soit aussi solide qu'elle l'était durant sa jeunesse (ainsi la couverture ne plie pas là où on l'a réparée) et que la restauration soit invisible. Je suppose que dans certains cas on préfère bazarder la reliure pour en faire une autre entièrement.
Les dorures :
Un autre spécialiste étudie les dorures restantes. Je ne sais pas du tout comment on peut mettre des dorures sur du cuir. Ce que je sais en revanche est que ces gens disposent de tout un stock de dorures. Se présentent alors deux cas. Soit, c'est le cas facile (tout est relatif), on trouve dans le stock la ou les dorures qui vont bien avec ce qui reste du livre et on l'utilise. Soit non, on ne trouve rien d'intéressant dans le stock. Dans ce cas, le gars fabrique les dorures en se servant des dessins des dorures restantes et en tenant compte du style de dorures de l'époque de la parution du livre, on se retrouve alors dans le premier cas et on termine.
La peinture de la deuxième de couverture :
Un peintre, faisant partie de l'équipe, peint ce qui manque au tableau en se servant de son talent et de ses connaissances sur ce qui se faisait à l'époque de la création du livre. En faisant gaffe à ce qu'on ne puisse remarquer que deux peintres d'époques différentes sont à l'origine de la peinture.

Donc tout va bien, le livre est restauré. Eh bien non, tout ne va pas bien ! Car c'est trop bien !
En effet, pour une question de déontologie, on doit pouvoir remarquer que le livre a été réparé. Alors on met des marques (quelles marques ? je ne sais plus) dans le livre pour qu'au moins les connaisseurs voient que le livre a été restauré et où. En somme, on abîme volontairement le travail réalisé pour montrer qu'il a été bien fait.

Deuxième cas :

C'est plus pire. Je dirais même plus…
Imaginez un livre très vieux et très grand (très long, très large et très épais car comprenant un grand nombre de feuilles).
Imaginez, en plus, tout ça :
_ La tranche est plus ou moins démolie.
_ Le livre est en partie décousu.
_ Le livre a séjourné très longtemps dans une atmosphère très humide ou alors il est tombé dans de l'eau un jour où il aurait mieux fait de rester au lit. Toujours est-il que chacune de ses feuilles est gondolée.
_ Encore mieux : il a été mangé en partie par des termites ou je ne sais quelles bestioles. Ce livre contient donc plein de tunnels, ce qui entraîne que la plupart des feuilles comportent un ou plusieurs trous, donc de nombreuses lettres ont une partie manquante, voire ont disparu en entier.

Mais là encore, on tient à ce livre et on décide de le réparer entièrement.
Que faire ?
_ Enlever la tranche pour la réparer.
_ Découdre entièrement le livre. On se retrouve donc avec un tas de feuilles qui ne sont plus solidaires de rien.
_ Rendre plane chaque feuille.
_ Boucher, avec du papier, chaque trou des nombreuses feuilles concernées.
_ Réécrire chaque lettre disparue et compléter chaque lettre dont il manque un bout.
_ Réparer la tranche.
_ Recoudre le livre.

Voyons ça dans le détail.
_ Enlever la tranche, c'est de la rigolade pour les as de l'atelier.
_ Découdre entièrement le livre. C'est encore de la rigolade. Mais un peu moins car il faut faire attention à la façon dont le livre a été cousu pour pouvoir ensuite le recoudre à l'identique.
_ Rendre chaque feuille plane, on ne rigole plus.
On fait ça successivement pour chaque feuille. On mouille la feuille puis on la met dans une machine idoine qui la coince entre deux plaques chauffantes qui rendent plane la feuille une fois qu'elle est sèche.
_ Remplacer chaque trou par du papier. Là, c'est du travail de haute volée.
On utilise pour ça une machine qui, paraît-il, n'existe qu'en un petit nombre d'exemplaires dans le monde. Cette machine peut faire penser à une photocopieuse. Elle contient deux plaques horizontales, l'inférieure qui est immobile et la supérieure qui, elle, est mobile et est prévue pour descendre en s'approchant de très près de la plaque inférieure. La plaque inférieure est entourée par un rebord, ce qui permet de verser dessus un liquide sans qu'il ne coule par terre.
On crée un liquide à base de pâte à papier. Cette pâte à papier doit, autant que possible, être identique à la pâte ayant servi pour la fabrication du livre à restaurer. Il faut donc bien étudier ce papier.
On verse ce liquide sur la plaque inférieure puis on met dedans la feuille à réparer. On fait alors descendre doucement la plaque supérieure. Dès que cette plaque atteint le niveau du liquide réparti sur la plaque inférieure, on déclenche l'ouverture de petits trous dans le rebord de cette dernière, ce qui fait qu'à mesure que la plaque supérieure s'abaisse, ce liquide s'en va progressivement par les trous du rebord. Entre les deux plaques se trouve toujours la feuille à restaurer.
Finalement, la plaque supérieure s'est tellement baissée que la distance entre les deux plaques est égale à l'épaisseur de la feuille.
Que reste-t-il du liquide ? Une grande partie est partie par les trous dans le rebord mais une petite partie s'est retrouvée coincée dans les trous de la feuille. On attend. Les plaques sont peut-être chauffantes, je ne sais plus. Arrive un moment où on peut relever la plaque supérieure, on constate alors que le liquide coincé dans les trous de la feuille s'est solidifié : les trous sont remplacés par du papier. La feuille n'est plus trouée.
_ Réécrire chaque lettre disparue et compléter chaque lettre dont il manque un bout.
C'est un travail de précision : on peint ce qui doit se trouver sur les trous bouchés de la feuille, à savoir les lettres manquantes ou les parties manquantes de certaines lettres.
_ On répare la tranche. Ça va, par rapport au reste, c'est du travail facile.
_ On recoud le livre. C'est aussi un travail facile par rapport au reste. Mais on doit utiliser du fil proche de celui utilisé lors de la création du livre et recoudre le livre avec la méthode utilisée lors de la création du livre.

Tout ça demande un travail réparti sur de nombreux mois.

Il ne reste plus qu'à légèrement bousiller le travail fait pour que les spécialistes des vieux livres voient ce qui a été restauré.

N'hésitez donc pas à discuter au bistrot.

Voilà-voilà, j'espère que cette histoire intéressera certains d'entre vous. Bravo si vous m'avez lu en entier.
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Leclerc92
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Re: La restauration des livres à la BNF

Message par Leclerc92 »

Merci pour ce témoignage intéressant.
Hippocampe a écrit : ven. 24 mai 2024, 19:58 Je ne sais pas du tout comment on peut mettre des dorures sur du cuir.
En général avec des fers à dorer (qui ne sont d'ailleurs pas en fer !).
https://www.moulinduverger.com/reliure- ... et-113.php
https://www.thiolliere.com/la-dorure-a-chaud.html
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Hippocampe
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Re: La restauration des livres à la BNF

Message par Hippocampe »

Oui, ça en fait je savais un peu.
Car le feu s'est éteint, les oiseaux se sont tus et Ceinwein est partie.
La faim est l'avenir de l'homme, je préférais quand c'était la femme.
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perluète
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Re: La restauration des livres à la BNF

Message par perluète »

Je l'avais déjà lu sur EL. Métier vraiment particulier. Il faut être passionné pour fournir un tel travail sans jamais pouvoir y laisser son nom.
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Perkele
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Re: La restauration des livres à la BNF

Message par Perkele »

C'est un Métier !
Il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.
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