Critique de la règle. Si nous reprenons les exemples du début, Les arbres que j’ai vu planter. Les arbres que j’ai vus fleurir, il est aisé de constater que l’analyse justifiant la règle est arbitraire. Posons la question quoi après le verbe conjugué (J’ai vu quoi ?) ou après le groupe formé par ce verbe et l’infinitif (J’ai vu planter quoi ? J’ai vu fleurir quoi ?). Aux deux types de question, mêmes réponses : J’ai vu planter des arbres. J’ai vu fleurir des arbres. Si l’on remplace l’infinitif par un passif, on constate qu’on peut dire : J’ai vu les arbres qui étaient plantés aussi bien que les arbres qui étaient fleuris. Dans les deux cas le complément de J’ai vu est une proposition infinitive avec ou sans sujet exprimé et le participe devrait logiquement rester invariable. Mais on a voulu trouver une fonction au pronom relatif et on a imposé la règle au nom de phrases inventées : J’ai vu les arbres fleurir ou fleurissants ou qui fleurissaient ou qui étaient en train de fleurir, en opposition à J’ai vu quelqu’un plantant les arbres !
Ce n’est pas seulement la logique qu’on peut invoquer contre la règle, c’est aussi l’histoire de la langue. Elle justifie l’invariabilité du participe conjugué avec avoir et suivi d’un infinitif. La doctrine et l’usage de l’époque classique raisonnaient autrement que nos grammairiens. On n’hésitait même pas à laisser invariable devant un infinitif le participe conjugué avec être. La tendance à laisser le participe invariable reposait au XVIIe siècle sur la prononciation du participe et sur le fait qu’ « il faut aller en ces sortes de phrases jusqu’au dernier mot qui termine le sens » (Vaugelas) : au moment où, dans nos deux exemples, on prononce le verbe conjugué j’ai vu, il peut encore être suivi de planter ou de fleurir ; il est donc comme en suspens et il convient de le laisser invariable comme on laisse invariable le participe suivi de son complément d’objet direct (J’ai fini mes devoirs). Ajoutons que la langue classique était parfois tentée de laisser le participe invariable quand il ne terminait pas la phrase : ce n’est qu’au XIXe siècle que la règle s’est vraiment imposée.
Qu’on n’objecte pas que, dans l’usage, elle est plus souvent respectée que transgressée. Il faudrait d’abord tenir compte de l’intervention des correcteurs d’imprimerie, qui se substituent aux écrivains pour faire respecter les règles dont le manuscrit n’avait cure. Tenir compte aussi de l’hésitation des grammaires. Thomas ne craint pas d’écrire : « Senti, tout comme fait et laissé, vu ou regardé, entendu ou écouté, est le plus souvent considéré comme faisant corps avec l’infinitif qui le suit et reste invariable : La balle que j’ai senti passer » (Dict. des difficultés, p. 380). Et Dupré (t. III, p. 2364) : « La tendance est de laisser invariable le participe senti quand il est suivi d’un infinitif. »
Il faut surtout reconnaître que, même chez les meilleurs écrivains, la règle est si souvent transgressée que, dans un autre cas, on n’hésiterait pas à la déclarer caduque. Mais elle est sacro-sainte ! […] Mais presque toujours elle aboutit à cette invariabilité que la logique justifie et vers laquelle tendait l’usage classique. Qu’on en juge, en prenant en considération la qualité des auteurs cités et la simplicité des cas : [suivent des dizaines d’exemples]. Et l’on pourrait citer Hugo, Musset, Proust, Barrès, Estaunié, Bloy, Daniel-Rops, Troyat, P. Hazard et combien d’autres ! […]
Conclusion : On ne devrait plus affirmer que l’invariabilité généralisée est une faute. Je n’ose toutefois pas conseiller au simple mortel de s’affranchir de la règle, mais les écrivains devraient en avoir l’audace et forcer ainsi les grammairiens à reconnaître que le participe passé conjugué avec avoir et suivi d’un infinitif peut, suivant un usage dont les tendances s’affermissent, rester invariable dans tous les cas.
Qu’attend-on ? L’officialisation de l’invariabilité dans ce cas spécifique ne demanderait que la publication d’un document par l’Académie, non ? Comme je l’ai déjà dit, c’est ce qui est déjà pratiqué dans les écoles de la Suisse romande.
Dans le même ouvrage de Hanse, nous trouvons également une critique à la règle concernant les verbes pronominaux, que je réserve pour plus tard (j’ai beaucoup recopié et la fatigue se fait sentir…), en attendant les réactions.
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