Neutralité du pronon en, quid de l'auxiliaire être
Pour ceux qu'un texte long ne rebute pas, voici ce qu'en dit Le Bon Usage.
§946 - L’objet direct est le pronom en
Quand l’objet direct est le pronom personnel en, le participe reste d’ordinaire invariable.H
Voulant déjà mettre mes résolutions (car j’en avais pris) à l’épreuve (Gide, Porte étr., p. 3). — Ses imprudences à lui, s’il en a commis, furent élevées (Bremond, Apologie pour Fénelon, p. 81). — Un dîner où j’en [= des asperges] avais mangé (Proust, Rech., t. I, p. 121). — Il y a des types comme ça. J’en ai connu ( Bernanos, Imposture, Pl., p. 456). — Je vous en ai lavé de la vaisselle ( Beauvoir, Mandarins, p. 166). — Il se faisait des cigarettes comme on n’en a jamais vu ( Japrisot, Été meurtrier, p. 12). Etc.
Il en est de même si en est associé à un adverbe de degré jouant le rôle d’un pronom indéfini (cf. §§ 676, e ; 736, b, 4°) et précédant le participe :
J’en ai tant vu, des rois ! ( Hugo, F. d’aut., iii.) — Tu m’as dit que les romans te choquent ; j’en ai beaucoup lu (Musset, Il ne faut jurer de rien, III, 4). — Si l’on donnait une couronne civique à celui qui sauve une vie humaine, combien n’en eût-il pas reçu ! ( Michelet, Mer, Notes.) — Que j’en ai entendu, miséricorde ! que j’en ai subi, l’an dernier de ces magnifiques dissertations sur la trombe de Monville ! (Flaub., Corresp., t. I, p. 136.) — Tolède a possédé dans le Greco un de ces artistes, comme l’Italie de la Renaissance en a tant connu ( Barrès, Greco, p. 32). — Les images de cette sorte, on nous en a tant montré ( Duhamel, Tribulations de l’espérance, p. 101). — J’en avais tant eu depuis, des élèves (Morand, Champions du monde, p. 47). — De même, a fortiori, J’en ai lu beaucoup (ou … deux, ou … plusieurs).
En est senti comme un pronom personnel un peu particulier : il correspond à un syntagme introduit par de (même si ce de est dans le cas présent un article partitif), et il indique une quantité qui peut être non nombrable (De la bière, j’en ai bu) ou qui, si elle est nombrable, peut être l’unité (Combien en as-tu pris ? Une). Comme il exprime ainsi une portion imprécise de quelque chose, il est assez normal qu’on hésite à considérer qu’il représente un pluriel.R1
Cependant, l’usage n’est pas général, et il n’est pas rare qu’on traite en comme un autre pronom personnel et qu’on lui attribue le genre et le nombre du nom représenté. Cette variation ne peut donc être taxée d’incorrecte. R2
Ses ordres, s’il en a donnés, ne me sont pas parvenus (Stendhal, Corresp., t. II, p. 380). — Un homme capable de découvrir en douze ans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertes en douze mois serait un mortel divin (France, Livre de mon ami, p. 211). — J’ai déchiré de mes brouillons bien plus de feuillets que je n’en ai gardés (Barrès, Génie du Rhin, Préf.). — Il quitte, sans plus de formes qu’il n’en a suivies pour y entrer, cette armée […] (Maurois, Mes songes que voici, p. 94). — La peur a détruit plus de choses en ce monde que la joie n’en a créées (Morand, Rond-point des Champs-Élysées, p. 28 ). — Ma mère ? mais jusqu’alors je n’en avais point eue ( Arland, Étienne, p. 63). — Des connaissances, des conseils, mes trois fils en ont reçus (Duhamel, Musique consolatrice, p. 87). — Une joie discrète, mais telle qu’il n’en avait jamais montrée en ma présence (Bosco, Malicroix, p. 152). — Une immense muraille telle que les hommes n’en ont jamais construite (Green, Années faciles, 9 déc. 1934). — Une remonte comme on n’en avait jamais vue ( Giono, Deux cavaliers de l’orage, p. 38 ). — Sur les tombes des chefs, ils dressaient des statues en bois… Vous en avez vues au musée de Kaboul (Kessel, Jeu du roi, p. 112). — Il vous vaudra plus de surprises, […], plus de bonheur aussi que je ne vous en ai jamais donnés (J. d’Ormesson, Hist. du Juif errant, p. 616). Etc.
De même, lorsqu’il y a un adverbe de degré : On saurait […] combien de gens il a convertis, combien il en a consolés (Veuillot, Historiettes et fantaisies, p. 136). — M. Spronck pourra répondre qu’en fait de questions difficiles, il en a déjà trop touchées dans son livre (Brunetière, Essais sur la litt. contemp., p. 230). — Ce sont vos lettres qui m’ont grisée ! Ah ! songez / Combien depuis un mois vous m’en avez écrites (E. Rostand, Cyr., IV, 8 ). — C’était là une de ces constructions psychologiques comme j’en ai tant bâties (Bourget, Sens de la mort, p. 220). — Ce n’est qu’un crachat de plus sur la face ruisselante d’une société soi-disant chrétienne, qui en a déjà tant reçus (Bloy, Désespéré, p. 271). — Des gens comme nous en avons tant connus (Péguy, Souvenirs, p. 101). — Un de ces documents confirmatifs, comme les derniers temps en ont tant produits (Bainville, Bismarck et la Fr., p. 136). — C’est une de ces explications politiques, telles que Corneille en a tant écrites (Schlumberger, Plaisir à Corneille, p. 222). — Combien n’en avait-il pas connus, lui, Péguy, qui, grâce au bergsonisme, avaient cheminé vers la foi ! (Massis, Notre ami Psichari, p. 188.) — On condamne des hérétiques plus qu’on n’en a jamais condamnés (Chamson, Superbe, p. 83). Etc.
N. B.
Dans des phrases comme la suivante, l’accord est commandé non par le mot en, mais par un pronom relatif objet direct placé avant le participe : Il retournait contre sa mère les armes qu’il en avait reçues ( R. Rolland, Jean-Chr., t. IV, p. 31).
Remarques:
R1:
Le fait que en ne soit pas un objet direct comme les autres n’empêche pas qu’il puisse représenter un pluriel masc. ou fém. pour les mots qui s’accordent avec lui :
En ai-je vu jetés à terre par les politiciens de ces courageux officiers ! (Barrès, Union sacrée, p. 69.) — Comp. : Il y en a qui se contentent avec mon polichinelle (Bernanos, Imposture, Pl., p. 476). — Toutes ces choses qu’on raconte, il y en a qui sont vraies (Beauvoir, Mandarins, p. 297). — En particulier, que ayant en comme antécédent est un objet direct normal : Des livres, j’en ai que vous n’avez jamais lus.
R2:
La variation a même la faveur de certains linguistes, Damourette et Pichon notamment (§ 1180), qui donnent seulement des ex. allant dans ce sens.
Notes historiques:
H:
Avec le partic. passé précédé de en, que ce pronom fût ou non en liaison avec un adverbe, l’accord était autrefois facultatif : Et de ce peu de jours si long-temps attendus, / Ah malheureux ! combien j’en ay déja perdus ! (Rac., Bér., IV, 4.) — Combien en as-tu veu, je dis des plus hupez / […] (id., Plaid., I, 4). — Combien en a-t-on vus / Qui du soir au matin sont pauvres devenus ( La F., F., V, 13). — +Je ne veux pas vous faire pitié, puisque vous n’en avez pas déjà eue pour moi (Rac., G. E. F., t. VI, p. 385, note 3).
C’est une règle-fantôme. Voyez ce que dit Grevisse (Le bon usage, 14e édition, § 946) :Valérie a écrit :J'insiste bien sur le fait que l'accord avec "en" ne vaut que lorsqu'un adverbe de quantité précède le "en". Dans tous les autres cas, il est incorrect.
Il en est de même si en est associé à un adverbe de degré jouant le rôle d’un pronom indéfini et précédant le participe.
Il y a beaucoup d’exemples, je ne peux pas tous les recopier ; j’en choisis trois :
J’en ai tant VU, des rois ! (Hugo) – Tu m’as dit que les romans te choquent ; j’en ai beaucoup LU. (Musset) – Si l’on donnait une couronne civique à celui qui sauve une vie humaine, combien n’en eût-il pas REÇU ! (Michelet)
À la fin des exemples, on lit :
De même, a fortiori, J’en ai LU beaucoup (ou… deux, ou… plusieurs).
Il y a bien sûr mention, plus loin, de la possibilité d’accorder le participe malgré la présence de en, avec ou sans adverbe de degré. Mais ce n’est pas une règle, c’est une variation inutile, qui n’apporte que confusion.
P.S. Desiderius fut plus rapide que moi, qui ne possède pas la version électronique.
Dernière modification par Marco le mer. 11 janv. 2012, 20:33, modifié 1 fois.
Je ne cherche pas à brûler la politesse à Jacques, mais j'aime beaucoup le Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne de Hanse, dont j'ai même deux exemplaires (un cartonné, un broché). Vous trouverez ici une analyse de ce bouquin déjà ancien mais qui, comme conclut l'article, est un :Valérie a écrit :Jacques, vous parlez de Grevisse. Et j'en profite pour rebondir : on me parlait aujourd'hui même de la grammaire de Hanse. Je suis allée voir sur le Net, mais n'ai pas trouvé de détails. Connaissez-vous ce grammairien et, si oui, qu'en pensez-vous ?
Ah ces Belges, ils sont forts en français.ouvrage déjà très impressionnant et qui dépasse de loin tous ses homologues. Le Hanse est devenu au fil des ans un livre de référence dont on peut difficilement se passer et qui répond à plusieurs attentes.
![[clin d'oeil] :wink:](./images/smilies/icon_wink.gif)
Merci pour ces réponses, mais par rapport à Thomas ou Jouette (entre autres) qu'en pensez-vous ? Apporte-t-il une réflexion différente mais justifiée bien sûr sur nos "règles" de grammaire ?
Par exemple, j'adore Le bon Usage pour son côté littéraire extrêmement riche, mais concrètement il ne donne que peu de réponses au final sur la plupart des questions.
Par exemple, j'adore Le bon Usage pour son côté littéraire extrêmement riche, mais concrètement il ne donne que peu de réponses au final sur la plupart des questions.
En effet, j’avais mal compris, mais cela ne change rien : au contraire, la fausse règle n’en est que plus byzantine.Valérie a écrit :Marco, je pense que vous m'avez mal comprise. Je disais que l'adverbe de quantité doit précéder le "en" et non le participe. Donc dans les exemples que vous citez, seul Michelet serait dans ce cas.
![[clin d'oeil] ;)](./images/smilies/icon_wink.gif)
Il faut dire aussi que ces ouvrages didactiques du passé ne reposaient pas sur de solides bases linguistiques, ou scientifiques tout court. Beaucoup de prescriptions et proscriptions naissaient des préférences personnelles de l’auteur du livre. Grevisse et Hanse, dans ce sens, ont beaucoup apporté dans la « rectification du tir », en fondant les règles – les vraies – sur la seule source possible sans tomber dans la science-fiction : l’usage cultivé.Valérie a écrit :Oui et n'oublions pas que Thomas date de 1954, je crois, et n'a jamais été actualisé par rapport à l'usage. Ce qui n'empêche qu'il demeure une bible pour les amoureux et les professionnels de la langue toutefois.
- Jacques
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- Localisation : Décédé le 29 mai 2015, il était l'âme du forum
Je ne sais plus qui demande quoi, de Desiderius et Valérie, mais je réponds : Joseph HANSE est une des meilleures références en matière de français. Professeur à l'université catholique de Louvain en Belgique, son pays natal, président du Conseil international de la langue française et je crois aussi du Conseil supérieur de la langue française. Sa fille a épousé le fils de Maurice Grevisse. Ils ont d'ailleurs des communautés de vue sur bien des points. Il est décédé il y a longtemps, mais je crois que quelqu'un a repris la suite de son travail. Il m'a été précieux et j'ai trouvé chez lui des avis mesurés, sensés, et un regard instructif sur notre langue.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
Merci pour tous ces avis sur Hanse. J'espère ne pas avoir trop embrouillé cette rubrique du forum en posant une question qui aurait dû dans doute figurer dans une autre section. Car je me rends compte que pour celui qui arrive sur le forum et qui lit nos messages à la suite, cela peut sembler un peu "étonnant", voire kafkaien !!
Je savais qu'André Goosse avait été le collaborateur et le gendre de Maurice Grevisse.Jacques a écrit :Joseph HANSE [...]
Sa fille a épousé le fils de Maurice Grevisse.
Je suis étonné d'apprendre que le réseau familial et grammatical de Grevisse s'étendait à Hanse. De celui-ci, on ne connaissait généralement qu'une fille, Ghislaine Hanse, dévouée à la mémoire de son père, et je n'ai jamais vu son nom associé à un fils de Grevisse. Il faudra que je lise mieux la rubrique mondaine !