Niveaumania

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Jacques
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Niveaumania

Message par Jacques »

Le texte ci-dessous, publié dans le numéro 225 du troisième trimestre 2007 de la revue de Défense de la langue française, met le doigt sur un tic de langage de plus en plus envahissant, une scie qui me fait grincer des dents plusieurs fois par jour.
Dans son roman La Peste, Albert Camus écrivait : « Les plus pessimistes [...] avaient épuisé d’avance toute l’amertume de ces mois à venir, hissé à grand-peine leur courage au niveau de cette épreuve... »
Ce n’est pas la peste que je veux décrire ici, mais une nouvelle maladie contagieuse qui frappe toutes les classes sociales : la « niveaumania » autrement dit la manie d’utiliser, à tort et à travers, l’expression au niveau de.
Cette locution signifie textuellement « à la hauteur de » (comme dans le texte de Camus) et ne devrait pas être utilisée dans d’autres sens. Hélas, non seulement elle envahit les ondes de radio et de télévision, les textes politiques et les éditoriaux, mais elle sévit également dans les meilleures revues.
Presque aucun des constituants de la phrase n’est à l’abri de cette maladie. Le plus souvent, il s’agit du complément circonstanciel de lieu : « Les participants ont beaucoup discuté au niveau de l’amphithéâtre » (dans l'amphithéâtre) ; « l’enquête a été effectuée au niveau de plusieurs pays » (dans plusieurs pays) ; « le malade est tombé au niveau du trottoir » (sur le trottoir) ; « les antibiotiques sont dosés au niveau du liquide pleural » (dans le liquide pleural).
Elle peut toucher le complément circonstanciel de temps : « Aucun nouveau cas n’a été observé au niveau de 1988 » (en 1988) ; « au niveau des quatre derniers mois, 6 000 malades ont été hospitalisés » (pendant les quatre derniers mois).
Elle frappe le complément d’agent : « Un expert a été désigné au niveau de l’Ordre des médecins » (par l’Ordre des médecins) ; « cet argument a été repris au niveau des syndicats » (par les syndicats).
Elle atteint le complément d’objet direct : « Au niveau des étudiants, il faut les sensibiliser » (il faut sensibiliser les étudiants) ; le complément d’objet indirect : « Les médecins ont appliqué tous leurs efforts au niveau de la poursuite du traitement » (à la poursuite) ; « la CEE fournira une aide au niveau du Sénégal » (au Sénégal).
Elle atteint le complément de nom : « L’incitation aux travaux d’évaluation au niveau des praticiens » (l’incitation des praticiens aux travaux d’évaluation).
Souvent l’ordre de la phrase est inversé : « Au niveau des infirmières, une solution a été proposée » (les infirmières ont proposé une mesure). « À ce niveau-là, l’administration ne fait pas beaucoup d’efforts » (l’administration ne fait pas beaucoup d’efforts en ce sens).
Cette maladie du langage parlé et écrit témoigne-t-elle d’une paresse intellectuelle ? Quand l’orateur dit : « Au niveau du gouvernement, la situation est en voie d’apaisement », l’allongement de la phrase permet de réfléchir tout en la disant. Que les lecteurs et les rédacteurs s’efforcent de corriger ce défaut. La refonte des phrases, comme je l’ai fait ci-dessus, est un excellent exercice. Les discours et les écrits deviennent plus clairs, plus précis et plus élégants.

Jean-Roger Le Gall
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Anne
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Message par Anne »

Cette manie révèle une pensée hiérarchisante. Parler de niveau pour tout suppose un classement vertical. C'est étonnant, à une époque où on a tendance, au contraire, à tout relativiser.
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Jacques
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Message par Jacques »

Pour certains, c'est uniquement une paresse devenue chronique. Dans une émission culinaire mettant en concurrence des amateurs pour la réalisation de plats imposés, tout le monde, concurrents comme chefs composant le jury, en use
d'abondance : au niveau du goût, au niveau de la présentation, au niveau de la cuisson, au niveau du temps, au niveau de l'assaisonnement, au niveau de la garniture, etc. Je crois que le mot niveau, à ce stade, n'a plus aucune signification.
Le langage moderne est surencombré de trois mots qui sont des passe-partout : niveau, problème, solution.
Ainsi, une personne qui tient un blogue de pâtisserie sur Internet a publié une série de fascicules qui sont autant de
« solutions » : Solutions de glaces, Solutions de crèmes, Solutions de chocolats et ainsi de suite.
Avez-vous rencontré des phrases de ce modèle ? : Au niveau du design c'est pas évident !
Pour ce niveau il faut remonter aux origines. Vers les années cinquante (disons entre 55 et 60), Henri Salvador, repris par Jean Yanne, chantait :
Au niveau de la télévision
C'est pas la joie, c'est pas la joie

Au niveau de la distribution
C'est pas la joie, c'est pas la joie


et le reste... Malheureusement, le slogan a fait recette.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
André (G., R.)
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Message par André (G., R.) »

À mon niveau il est difficile de trouver une solution à votre problème !
Je suis bien sûr d'accord avec ce constat et je regrette comme vous ce tic de langage. Je ne suis pas certain qu'il affecte des gens conscients de la hiérarchie qu'établit normalement l'expression, qui me semble, entre autres, beaucoup utilisée dans le sens "en ce qui concerne".
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Jacques
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Message par Jacques »

André (G., R.) a écrit :À mon niveau il est difficile de trouver une solution à votre problème !
Pour sûr, quelque part, c'est pas évident !
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
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