"en" ou "sur" ?

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Jacques
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Message par Jacques »

TSOS a écrit :Peut-on fixer quelqu'un (en le regardant) si notre regard le colle au plancher, l'empêche de bouger, le tétanise ?
En un sens, on pourrait presque, par une sorte de métaphore :
Nestor, d'un regard tétanisant, avait fixé Balthazar sur place, le clouant aux planches de la palissade. Il y a mieux en matière de littérature, mais enfin l'idée y est.
Si haut qu'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul (MONTAIGNE).
codrila

Message par codrila »

Sans oublier les Gorgones dont l'oeil unique ( paraît-il) suffisait à fixer sur place et pour toujours tout mortel osant les regarder, en les pétrifiant. Ce qui explique la prétendue abondance des statues grecques, aujourd'hui, hélas, disparues :D
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TSOS
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Message par TSOS »

J'aime la phrase avec Nestor et Balthazar! :P
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Manni-Gédéon
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Message par Manni-Gédéon »

Je viens de trouver dans le nouveau dictionnaire des difficultés du français par Jean-Paul Colin, édition de 1970 :
FIXER Emploi. Il est devenu difficile de refuser le tour fixer quelqu'un au sens de «fixer les yeux sur quelqu'un», ou de «regarder quelqu'un avec des yeux fixes». La formule abrégée est en effet utilisée couramment par les meilleurs auteurs, malgré les condamnations de Voltaire, de Littré et de nombreux grammairiens. Elle l'avait fixé droit dans les yeux (Daniel-Rops, cité par Grevisse). Thérèse sourit, puis le fixa d'un air grave (Mauriac, cité par Paul Robert). Les deux anonymes s'étaient rapprochés de la porte et la fixaient avec des yeux stupides (Rey).
Cette citation me conduit à Grevisse :
«Fixer qqn ou qq. ch.», au sens de «regarder fixement», a été combattu par Voltaire (Dictionn. philos., art. Français) ; Littré déclare que c'est «certainement une grosse faute» ; ni le Dictionnaire général, ni le Larousse du XXe siècle, ni l'Académie n'ont accueilli cette locution. Elle est admise par Bescherelle, par P. Robert et par le Grand Larousse encyclopédique, et c'est à juste titre : elle a la caution des meilleurs auteurs : Les bœufs seuls vous FIXENT d'un gros œil immobile (A. Daudet, Contes du lundi, La Moisson au bord de la mer). -Oh ! Cette porte, je la FIXAIS maintenant de mes pleins yeux (P. Lotti, Le Rom. d'un enf., II). - Sans bouger, je FIXE le pleutre, en silence (L. Bloy, Le Mendiant ingrat, t. I, p.39). - Ses yeux dilatés FIXÈRENT au plafond l'auréole vacillante (Fr. Mauriac, Genitrix, I). - Elle FIXAIT la lumière des flambeaux (R. Rolland, Jean-Chr., t. IX, p.180). - Il FIXA longuement un jeune homme placé en face de nous (P. Valéry, Mons. Teste, p. 38 ) - Elle l'avait FIXÉ droit dans les yeux (Daniel-Rops, L'Ombre de la douleur, p.47). - David FIXAIT des yeux un point au-dessus des arbres (J. Green, Moïra, p. 68 ). - Même emploi chez : G. Bernanos, Mons. Ouine p.86 ; É. Henriot, Aricie Brun, II, 7 ; Ch.-L. Philippe, Le Père Perdrix, p. 198 ; M. Proust, Du côté de chez Swann, t. I., p.228 ; P. Morand, Champions du monde, p. 252 ; J. de Lacretelle, L'âme cachée, p. 225 ; J. Giraudoux, Les Contes d'un matin, p. 50 ; M. Genevoix, Jeanne Robelin, p. 34 ; R. Martin du Gard, Les Thibault, VII, 3, p.365 ; M. Aymé, Le Chemin des écoliers, p. 241 ; R. Kemp, dans les Nouv. litt., 19 juill. 1956 ; A. Chamson, Adeline Vénician, p.116 ; Marie Noël, Petit-jour, p.25 ; Etc.
Me voilà rassurée : maintenant, je me sens autorisée à utiliser le verbe fixer dans cette acception, même si elle ne fait pas l'unanimité.

Tout cela me rappelle une autre discussion où j'avais dû accepter à contrecœur une tournure qui me paraissait maladroite parce que les grands auteurs l'utilisaient et Grevisse l'approuvait.
L'erreur ne devient pas vérité parce qu'elle se propage et se multiplie ; la vérité ne devient pas erreur parce que nul ne la voit.
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Jacques
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Message par Jacques »

Je ne partage pas le point de vue de Grevisse et d'autres qui considèrent qu'une erreur devient licite parce que des écrivains connus l'ont utilisée. Les auteurs célèbres sont comme nous, ils se trompent parfois. Acquérir la notoriété ne confère pas l'infaillibilité. Je reste sur ma position : l'Académie française ne reconnaît pas cette déviation de sens, je suis l'avis de l'Académie. Je ne vois pas en quoi regarder fixement est moins commode que fixer. Il est en tout cas plus précis et plus expressif.
Vous le dites bien vous-même : vous aviez dû accepter à contrecœur une tournure que vous estimez maladroite, mais qui était employée par de « grands écrivains ». Moi, je ne capitule pas devant les entorses que ces « grands écrivains » font à notre langue.
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Manni-Gédéon
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Message par Manni-Gédéon »

Après avoir fait une recherche à travers différentes éditions du dictionnaire de l'Académie, je suis surprise de constater que ses auteurs ont attendu la neuvième édition pour déconseiller cette utilisation du verbe fixer, alors que la polémique existait déjà du temps de Voltaire.
C'est un peu tard pour prendre position : en plus de deux siècles, cette acception du mot s'est si bien fixée dans l'usage que c'est devenu difficile de la combattre.

On revient toujours au même débat : en principe, c'est l'usage qui crée la règle. Mais nous sommes bien d'accord sur le fait qu'il y a de mauvais usages qui ne devraient surtout pas se répandre. Il me paraît bien ardu de déterminer où fixer la limite, même pour les académiciens.
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Jacques
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Message par Jacques »

Oui, elle a mis beaucoup de temps avant de se prononcer. Il y avait d'ailleurs ceci, dans la huitième édition, qui pouvait encourager le glissement :
Fixer ses yeux, sa vue, ses regards sur quelqu'un, sur quelque chose, Les arrêter sur quelqu'un, sur quelque chose. Les regards se fixaient sur lui. Avoir les yeux fixés sur quelqu'un.
Fig., Fixer les regards de quelqu'un, Devenir l'objet de son attention.

De là à conclure qu'on pouvait fixer quelqu'un, il n'y avait qu'un pas. Je viens de consulter le dictionnaire Hachette, il ne mentionne pas l'usage de fixer dans le sens de regarder fixement. Hanse, en revanche, ne voit pas d'objection à cet emploi. Nous sommes une fois de plus tiraillés entre des avis contradictoires de spécialistes. C'est pourquoi, par prudence, je m'en tiens à l'avis de l'Académie.
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