Je viens de trouver dans le nouveau dictionnaire des difficultés du français par Jean-Paul Colin, édition de 1970 :
FIXER Emploi. Il est devenu difficile de refuser le tour fixer quelqu'un au sens de «fixer les yeux sur quelqu'un», ou de «regarder quelqu'un avec des yeux fixes». La formule abrégée est en effet utilisée couramment par les meilleurs auteurs, malgré les condamnations de Voltaire, de Littré et de nombreux grammairiens. Elle l'avait fixé droit dans les yeux (Daniel-Rops, cité par Grevisse). Thérèse sourit, puis le fixa d'un air grave (Mauriac, cité par Paul Robert). Les deux anonymes s'étaient rapprochés de la porte et la fixaient avec des yeux stupides (Rey).
Cette citation me conduit à Grevisse :
«Fixer qqn ou qq. ch.», au sens de «regarder fixement», a été combattu par Voltaire (Dictionn. philos., art. Français) ; Littré déclare que c'est «certainement une grosse faute» ; ni le Dictionnaire général, ni le Larousse du XXe siècle, ni l'Académie n'ont accueilli cette locution. Elle est admise par Bescherelle, par P. Robert et par le Grand Larousse encyclopédique, et c'est à juste titre : elle a la caution des meilleurs auteurs : Les bœufs seuls vous FIXENT d'un gros œil immobile (A. Daudet, Contes du lundi, La Moisson au bord de la mer). -Oh ! Cette porte, je la FIXAIS maintenant de mes pleins yeux (P. Lotti, Le Rom. d'un enf., II). - Sans bouger, je FIXE le pleutre, en silence (L. Bloy, Le Mendiant ingrat, t. I, p.39). - Ses yeux dilatés FIXÈRENT au plafond l'auréole vacillante (Fr. Mauriac, Genitrix, I). - Elle FIXAIT la lumière des flambeaux (R. Rolland, Jean-Chr., t. IX, p.180). - Il FIXA longuement un jeune homme placé en face de nous (P. Valéry, Mons. Teste, p. 38 ) - Elle l'avait FIXÉ droit dans les yeux (Daniel-Rops, L'Ombre de la douleur, p.47). - David FIXAIT des yeux un point au-dessus des arbres (J. Green, Moïra, p. 68 ). - Même emploi chez : G. Bernanos, Mons. Ouine p.86 ; É. Henriot, Aricie Brun, II, 7 ; Ch.-L. Philippe, Le Père Perdrix, p. 198 ; M. Proust, Du côté de chez Swann, t. I., p.228 ; P. Morand, Champions du monde, p. 252 ; J. de Lacretelle, L'âme cachée, p. 225 ; J. Giraudoux, Les Contes d'un matin, p. 50 ; M. Genevoix, Jeanne Robelin, p. 34 ; R. Martin du Gard, Les Thibault, VII, 3, p.365 ; M. Aymé, Le Chemin des écoliers, p. 241 ; R. Kemp, dans les Nouv. litt., 19 juill. 1956 ; A. Chamson, Adeline Vénician, p.116 ; Marie Noël, Petit-jour, p.25 ; Etc.
Me voilà rassurée : maintenant, je me sens autorisée à utiliser le verbe
fixer dans cette acception, même si elle ne fait pas l'unanimité.
Tout cela me rappelle une autre
discussion où j'avais dû accepter à contrecœur une tournure qui me paraissait maladroite parce que les grands auteurs l'utilisaient et Grevisse l'approuvait.
L'erreur ne devient pas vérité parce qu'elle se propage et se multiplie ; la vérité ne devient pas erreur parce que nul ne la voit.
Gandhi, La Jeune Inde